Arrivé de Eurythmos

(La démocratie II)

Odos, Socrate, Eurythmos


Eurythmos


Par Athéna, devrions-nous écouter cela ? Si oui, c'est avec quelque goût de l'interdit ! Mais, je m'y refuse si nous devons ensuite nous mettre à critiquer les dieux qui protègent la cité ! Car, Socrate, on te connaît bien pour ton mépris des choses saintes. Et je ne considère rien de plus saint que la cité.


Socrate


Nullement, je suis au contraire de ceux qui ont le plus profond respect pour la divinité, au point que j'en ôte si possible les noms de ma bouche, de peur de les énoncer dans quelques circonstances qui leur auraient déplu.


Odos


J'ai parlé de toi à Eurythmos, Socrate, et il s'est montré désireux de t'écouter, lui aussi. Je lui ai précisé que tu étais un philosophe à part entière, et non quelque sophiste qui se fait payer pour donner ses leçons. Aussi, connaissant mon frère, je sais qu'il plaisante car il sait très bien que tu ne parleras pas pour le plaisir de critiquer, comme le font les vulgaires mais, au contraire, dans l'espoir d'améliorer la connaissance de ton sujet.


Socrate


Soit, Odos, mais je ne critique guère la cité.


Odos

Excuse-moi, j'avais cru.


Socrate


Fussions-nous à Troyes ou même à Knossos, ma critique aurait été la même. Je ne critique pas tant la cité que son mode de fonctionnement et ses institutions, la manière dont les décisions sont prises et agissent sur les citoyens.


Odos


C'est ainsi que je le comprenais, Socrate.


Eurythmos


Ah bon, et qu'as-tu contre notre démocratie, car je présume que c'est d'elle dont tu veux parler, Socrate ? Préférerais-tu vivre sous une tyrannie, une aristocratie, ou mieux, sans gouvernement, à l'abandon des autres et dans la forêt ? Tu me sembles bien audacieux pour quelqu'un qui n'a jamais quitté les murs d'Athènes.


Socrate


Certes non, je n'aimerais guère vivre d'aucune des façons que tu cites ! Mais voici. Quel est, selon toi, le but d'un gouvernement ?


Eurythmos


Il est de conduire au bonheur, comme toute chose qui a une utilité. Car, tu n'es pas sans savoir que chaque chose que nous accomplissons a un but, donc une utilité. Et de ce fait, si nous utilisons un gouvernement, c'est pour mieux permettre le bonheur de chacun. C'est la raison pour laquelle, afin qu'aucun ne lèse un autre, nous sommes assemblés en démocratie. Et dès que je le peux, je la défends contre les infâmes qui la méprisent, car je la sais bien fragile ! Ô, Socrate, tu parles de la démocratie ainsi parce que tu y vis ! Mais sais-tu combien les hommes qui vivent sous une tyrannie souhaiteraient vivre en démocratie ? Je crois qu'il donneraient tout pour récupérer leur liberté, le bien le plus cher de l'homme !


Socrate


Halte là, mon cher Eurythmos, laisse-moi le temps respirer ou sinon, au moins celui de te répondre ! Tu semble bien désireux de conclure la discussion avant que nous l'ayons commencée et très sévère sur mes propos sans même les avoir écoutés. Quant à la liberté, fais-moi promettre d'y revenir car nous ne pouvons pas épargner cette question d'un examen rigoureux. Ce serait bien indulgent de notre part.


Eurythmos


Promets-le moi...


Socrate


Je te le promets. Mais avant, ma question était donc : quel est le but d'un gouvernement ? Et tu as répondu : «C'est le bonheur» et sur ce point, au moins, je suis d'accord avec toi. Mais attends d'entendre ce que je dis sur la démocratie pour pouvoir me critiquer et me dire comment j'en parle, par les colonnes d'Héraclès ! Tu diras ensuite si cela est ou n'est pas acceptable.


Eurythmos


Il est vrai, mais comment la critiques-tu ?


Socrate


Comme ceci : si un gouvernement conduit au bonheur, ainsi que tu le prétends, quelles doivent être, selon toi, les personnes qui sont à la tête de ce gouvernement ?


Eurythmos


Des personnes de toute sorte, autant qu'on peut en trouver, afin qu'elles soient le plus représentatives des diverses opinions sur la question !


Socrate


C'est fort bien répondu, mon ami ! Donc, selon toi, il n'existe pas de bonheur universel ?


Eurythmos


Selon moi, non, sous aucune forme. C'est à chacun de déterminer quel est son propre bonheur et de suivre, ainsi qu'il le souhaite, sa propre voie.


Socrate


Mais, crois-tu qu'un gouvernement puisse tenir compte de toutes ces formes de bonheur ?


Eurythmos


Il se doit d'essayer, au moins.


Socrate


Soit. Mais ceci m'incite à te poser encore une question : crois-tu que le bonheur de l'enfant soit différent de celui de l'adulte ?


Eurythmos


Oui, mais quel est le rapport ?


Socrate


Ainsi, doit-on être gouverné par des enfants sous prétexte que leur idée du bonheur est différente de la nôtre ? C'est là sur quoi repose ton idée du meilleur gouvernement. Pourtant, il est manifeste que la démocratie ne fait voter ni les enfants, ni les femmes, ni les étrangers et on peut croire qu'ils aient chacun une vision différente du bonheur.


Eurythmos


Tu divagues, Socrate. Où essaies-tu de m'amener ? Pourquoi parlons-nous désormais d'enfants puisque la politique ne concerne que les adultes. Si le bonheur des enfants est différent de celui des adultes, la politique n'est utile qu'aux adultes. Ainsi, pour que les enfants occupent ces fonctions politiques, encore faudrait-il que cela procurât un avantage aux enfants que de se gouverner. Or, s'il est avantageux que les adultes se gouvernent entre eux, il n'est pas sûr que ce soit vrai pour les enfants. Tu n'es pas sans savoir qu'exercer une fonction politique est tout un art et que ce qui caractérise les enfants est précisément leur ingénuité dans tous les domaines.


Socrate


Je le sais, mon cher Eurythmos. Mais il y a déjà quelque chose qui, dans ta logique, résiste à ma compréhension. Tu admets que les enfants ont une vision du bonheur différente de la nôtre, nous qui sommes adultes, et tu avais prétendu au préalable que la démocratie avait pour fonctionnement de représenter toute idée du bonheur propre à chaque citadin. Mais tu parles désormais de la science politique, et tu en parles comme si elle était plus importante que la représentativité de toutes les idées du bonheur. Et c'est cela que je ne comprends pas, car tu dis désormais le contraire de ce que tu disais auparavant.


Eurythmos


Pourtant c'est compréhensible, la politique est un art, et cet art nécessite d'être bien pratiqué pour notre bonheur à tous. S'il n'en était pas ainsi, nous serions sans gouvernement et ce serait ainsi le plus représentatif possible. Mais dès lors que l'on s'assemble en gouvernement, on perd une part de représentativité au profit de l'efficacité. Le meilleur gouvernement serait celui qui, tout en restant le plus représentatif possible, serait le plus efficace possible. Et jusqu'à preuve du contraire, ce gouvernement est la démocratie.


Socrate


Tu admets donc que la représentativité n'est pas le but premier puisque celle-ci se trouve dans les hommes par nature lorsqu'ils ne sont pas gouvernés. Et par conséquent, tu admets aussi qu'il y a, en matière de gouvernement, deux plaisirs....


Eurythmos


Ah bon, je l'apprends, et lesquels ?


Socrate


Celui d'être gouverné à sa guise et celui d'être bien gouverné. Or, ce sont deux plaisirs tout différents. Mais lequel est le meilleur, selon toi ?


Eurythmos


Celui d'être bien gouverné, naturellement !


Socrate


Et quel est celui dont on croit toujours qu'il est le meilleur ?


Eurythmos


Celui, naturellement, de se gouverner à sa guise.


Socrate


Mais réponds encore à ceci : comment la démocratie veut-elle nous gouverner ? À nôtre guise ou le mieux possible ?


Eurythmos


À notre guise bien sûr ! Mais c'est aussi le mieux possible !


Socrate


Non, tu as reconnu que chacun des deux étaient différents. Tu as reconnu que, dans certains cas, se gouverner à sa guise n'était pas être gouverné le mieux possible, comme dans le cas de l'enfant.


Eurythmos


Je l'ai reconnu, mais pourrais-tu me citer un autre exemple que celui des enfants, car les enfants ne comptent pas, ainsi que je l'ai démontré, puisqu'ils n'ont aucune science dans aucun domaine.


Socrate


Je le peux. Imagine que tu aies à choisir entre deux chirurgiens alors que tu souffres d'une maladie très grave à la jambe. L'un te dis : «J'ai peur qu'il faille vous couper la jambe, mais c'est hélas la seule solution pour que le reste de votre corps survive.» ; et l'autre : «Il n'y aucun besoin de vous couper la jambe, c'est tout à fait inutile et je peux vous guérir sans amputation.» Il se trouve que tu n'auras aucun moyen, n'étant pas chirurgien, de déterminer lequel des deux a raison, mais lequel prendras-tu, en choisissant à ta guise ?


Eurythmos


Je prendrai celui qui ne coupe pas la jambe.


Socrate


Mais reconnais-tu que, si le chirurgien qui voulait t'amputer avait raison, tu serais passé à côté du plaisir d'être bien gouverné tout en t'étant gouverné à ta guise ?


Eurythmos


Par Zeus, c'est bien vrai !


Socrate


Ainsi, pour ce qui est des enfants, et nous pouvons ajouter les femmes, les étrangers, les truands et les malades mentaux, comment la démocratie gouverne-t-elle ? Est-ce à la guise des gouvernés ou du mieux qu'elle croit possible pour eux ?


Eurythmos


Elle gouverne du mieux qu'elle croit possible pour eux, mais non à leur guise.


Socrate


En fait, mon cher Eurythmos, il semble que l'essence d'un gouvernement repose sur cette notion, celle de bien gouverner, et sur aucune autre. Car, nous avons grâce à toi reconnu deux choses : premièrement, que le gouvernement réduit la représentativité du bonheur, car si celle-ci est maximale, il n'y a pas de gouvernement. En effet, la plus grande variété dans l'idée du bonheur réside encore dans l'état naturel, autrement dit dans l'anarchie, qu'aucun gouvernement ne peut accroître. Mais, deuxièmement, si nul ne subissait de gouvernement, il n'y aurait donc pas l'avantage que tu évoquais. Car, ainsi que tu l'as démontré toi-même fort bien, c'est pour notre avantage que nous nous gouvernons.

Ainsi, je crains qu'aucun gouvernement ne puisse être représentatif, car alors, en se faisant de la sorte, il produit le paradoxe d'un gouvernement. C'est qu'un gouvernement s'exerce par définition même par un gouvernant sur un gouverné. Et si, dès lors, on décide que le gouverné doit commander et non le gouvernant, alors de deux choses l'une : ou bien il n'y a plus de gouvernement que de nom, et nous devons en réalité employer le nom de «gestion», ou bien il s'agit d'un gouvernement qui essaie de faire croire aux gouvernés qu'ils se gouvernent afin que ceux qui gouvernent réellement n'apparaissent pas comme tels, et qu'ainsi nul ne puisse se révolter contre eux.


Eurythmos


Tu m'as piégé, Socrate, par une ruse que je ne croyais pas digne de toi ! Mais tu oublies ceci : un gouvernement ne vise que le bonheur des citoyens. Tu as dit et j'ai accepté avec grand tort que le gouvernement visait à gouverner le mieux enfants, femmes, étrangers et truands, et que sais-je encore, mais tu te trompais à ce sujet. En effet, le gouvernement ne vise pas à bien les gouverner, eux qui sont exclus du gouvernement, mais à satisfaire ceux qui y participent, les autres, c'est-à-dire les hommes en âge de voter et de se faire élire. La démocratie se tient seulement parmi les hommes qui la font. Ainsi, il est évident, mais toi tu ne le remarques pas, que la démocratie est limitée ! Sinon, Socrate, la démocratie ne pourrait pas exister ! Il faudrait que tous les barbares y soient représentés, qu'ils habitent ou non à Athènes et même, puisqu'on y est, les animaux domestiques.

Toi qui est très malin, explique-moi pourquoi la démocratie viserait le bonheur d'autres personnes que celle qui ont créé cette démocratie. Or, la démocratie concerne, comme je l'ai dit, les hommes en âge de voter et de se faire élire. Et je soutiens donc que, parmi ces hommes, le système démocratique fait que chacun est gouverné à sa guise.

Ainsi, et voici ce que je voulais dire depuis le début, et que tu a feint de ne pas comprendre : il vaut mieux, tant qu'à faire partie d'un gouvernement, faire partie d'un gouvernement démocratique.


Socrate


Cependant, en suivant ta logique, mon cher Eurythmos, nous pourrions fort bien dire que le tyran, à lui seul, exerce une démocratie où ne dirige que lui seul. Nous pourrions également dire qu'en aristocratie s'exerce une démocratie entre les aristocrates. Mais nous pervertirions alors totalement le mot de «démocratie», mon cher, au point que toi-même, si tu écoutais tes propres paroles, tu crierais au blasphème : «On attaque la démocratie» !

En effet, si l'on soustrait au peuple une partie du peuple, il n'y a guère de démocratie et on atteint peut-être une forme de gouvernement plus efficace, peut-être plus à même de gouverner les gens, mais qui n'est certainement pas à leur guise et qui, de ce fait, s'éloigne de plus en plus de la notion de démocratie.

Tu as failli oublier que la démocratie n'était pas le gouvernement des gouvernants mais celui des gouvernés, comme elle prétend l'être. Et par conséquent, selon la plus pure logique démocratique, il faudrait que les enfants et les truands, entre autres, qui sont des gouvernés comme les autres, exercent aussi les fonctions d'électeurs et de gouvernants. À ce propos, d'ailleurs, tu te fais juge du bonheur d'autrui, car rien ne te permets de dire que le bonheur qu'éprouve le truand est plus faible que le bonheur de l'homme qui respecte la cité. Et ainsi, peut-être faudrait-il accepter qu'il y ait en démocratie une majorité de truands si être un truand s'avérait apporter un plus grand bonheur.


Eurythmos


Nullement, Socrate. Car, Je ne crois pas qu'on puisse dire qu'être truand apporte un quelconque bonheur.

Et puis, même si c'était le cas, si tu avais raison : et alors ? Soit ! Admettons, comme tu dis, que le but d'un gouvernement ne soit pas de représenter tous les bonheur mais seulement une variété, parmi les les bonheurs les plus dignes d'être appelés «bonheur».


Socrate


Tu reconnais donc qu'il y a des bonheurs moins dignes que d'autres car c'est pourquoi, selon toi, il n'est pas nécessaire de les représenter. Aussi, en conséquence de ce que nous avons dit, je voudrais te faire avouer une chose.


Eurythmos


Et laquelle ?


Socrate


Que le meilleur gouvernement possible, ainsi que l'électorat de celui-ci, est composé d'individus ayant une meilleure idée du bonheur et que, de cette façon, il est le plus à même de déterminer quelles formes sont dignes et quelles autres ne le sont pas.


Eurythmos


Je n'avouerai jamais une chose pareille, Socrate, car nul ne serait à même de dire si telle ou telle forme de bonheur est valable ou non.


Socrate


Pourtant, tu procèdes de cette manière en écartant enfants et truands du gouvernement. Aussi, je ne crois pas que cela soit aveugle ; je crois que, au contraire, c'est logique que les enfants et les truands aient été écartés du gouvernement.


Eurythmos


Que veux-tu dire ?


Socrate


Que c'est selon la logique de l'expérience. En effet, si tout adulte peut se prévaloir d'avoir jadis été un enfant, aucun enfant ne peut avoir été un adulte. Et ainsi, l'enfant ne voit guère quel est le bonheur de l'adulte cependant que l'adulte voit le bonheur de l'enfant. Et c'est ainsi que l'adulte, par expérience, peut se permettre de juger que, des deux bonheurs, celui de l'adulte est plus fort et qu'il n'est donc pas utile de permettre aux enfants d'exhausser leur idée du bonheur. Il vaut mieux, dans ce cas, les gouverner le mieux possible plutôt qu'à leur guise. C'est d'ailleurs pour cela que les parents gouvernent les enfants et que, longtemps après l'âge adulte, les jeunes viennent prendre conseil auprès des vieux sans y être contraints. N'es-tu pas d'accord ?


Eurythmos


Certes, on peut dire, de deux bonheurs, lequel est meilleur si on a connu les deux expériences !


Socrate


Ainsi, mon cher Eurythmos, c'est par expérience que l'on peut bien gouverner et non à sa guise.


Eurythmos


Explique, car ce que tu dis m'a l'air intéressant.


Socrate


Voici. Je vais te l'exposer en t'interrogeant.


Eurythmos


Interroge.


Socrate


Le jeune enfant préfère-t-il offrir ou recevoir ?


Eurythmos


Recevoir, bien sûr.


Socrate


Mais lorsqu'il éprouve ensuite le plaisir d'offrir, lequel se met-il à préférer ?


Eurythmos


Celui d'offrir et de beaucoup, mais cela lui vient petit à petit. L'adulte, quant à lui, peut éprouver un grand plaisir à offrir...


Socrate


Mais quoi ? L'enfant ne remarque-t-il pas, au début, lorsqu'il reçoit, la satisfaction que l'adulte éprouve à lui offrir ?


Eurythmos


Si, parfois.


Socrate


Mais que se dit-il ? Ne se dit-il pas qu'il a conclu le meilleur marché et que l'adulte qui lui offert a, malgré sa satisfaction, commis une erreur de jugement ? Et l'enfant ne se dit-il pas qu'il en retire au contraire un grand avantage ?


Eurythmos


Il se le dit, en effet. Mais certains adultes se le disent encore.


Socrate


Les adultes qui se disent cela sont comme des enfants, car ils n'ont pas connu, à cause de leur expérience limitée, le bonheur d'offrir. Or, cette attitude n'est-elle pas celle que nous avons toujours à l'égard d'autrui ?


Eurythmos


Que veux-tu dire ?


Socrate


Je veux dire que nous croyons toujours que, contrairement à nous, les autres se font piéger lorsqu'ils éprouvent du plaisir autrement que nous-mêmes en éprouvons. Et même si nous admettons qu'ils aient leur plaisir, nous jugeons le nôtre d'un bien meilleur profit.


Eurythmos


C'est vrai, mais quelle en serait l'explication selon toi ?


Socrate


Il me semble, mon bon ami, que nous croyons ceci parce que, en éprouvant une sensation, nous éprouvons un plaisir et nous croyons logiquement que la sensation contraire apporte un déplaisir. Or, c'est là souvent un leurre et, dans la moitié des cas, la sensation contraire apport un plaisir supérieur.


Eurythmos


Voilà qui est affirmé bien rapidement. Mais cela exige encore que tu expliques, même si je suis plutôt d'accord avec toi.


Socrate


Eh bien, je vais te répondre par une image : une personne qui ne mangerait que des feuilles de chou, par exemple, tout y en éprouvant du plaisir, et si elle raisonnait comme raisonne la majorité, ne goûterait plus alors d'aucun autre aliment, croyant qu'ils donnent lieu à un déplaisir. Or, si la sensation de recevoir procure un plaisir, il n'en est pas moins vrai que la sensation d'offrir procure un plaisir plus grand. Pourtant, il y a là en apparence deux contraires, ce qui a fait croire à l'enfant qu'un déplaisir s'oppose au plaisir.

Cette erreur toute logique se répète dans de nombreuses autres circonstances. En effet, de deux choses inverses, nous serions tentés de croire que les conséquences sont inverses. Et si l'une procure un plaisir, nous croyons que l'autre procure un déplaisir. Toutefois, les plaisirs n'existent pas par opposition, mais par contraste. Il faut qu'un petit plaisir s'oppose à un plus grand, pour que l'on comprenne que l'un est petit et l'autre plus grand. Aussi, le plaisir dû à une action contraire peut fort bien être un plaisir supérieur.

Plus particulièrement, je songe à l'opposition entre l'intempérance et la tempérance. L'intempérance apporte certes un plaisir, mais la tempérance apporte un plaisir plus grand.


Eurythmos


C'est vrai.


Socrate


Mais comment s'en rendre compte ? Il me semble, après ce que nous avons dit à propos de l'expérience, que la réponse est là : une personne qui peut reconnaître toutes ces choses est celle qui a connu dans sa vie le plus d'expériences possibles. Elle pourra mieux juger, de deux choses, laquelle est la bonne. Et nous pourrons lui faire confiance car elle ne se prononcera pas en jugeant ce qu'elle ne connaît pas.

Mais remarque également ceci : dans la famille, laquelle a exactement le même rôle qu'un gouvernement, la démocratie ne s'exerce pas. Ceux qui décident sont les parents ou les plus âgés parce que, comme nous l'avons dit, ils ont connu l'expérience d'être enfant et celle d'être adulte et peuvent donc juger de ce qui est meilleur.

Or, l'autorité des parents est souvent le meilleur des gouvernements pour l'enfant. Si on appliquait les formes de gouvernement que nous connaissons à la famille, il y aurait trois sortes de familles :

– premièrement, les familles ou seul le plus âgé commande, ce que l'on appelle patriarcat ou matriarcat ; deuxièmement, celles où les plus âgés et les plus expérimentés commandent ; et enfin, celles où toutes les classes exercent le commandement, aussi bien celles qui viennent de naître que celles qui ont le plus d'expérience. Quelle te semblerait être la meilleure sorte de famille ?


Eurythmos


Celle où les plus âgés et les plus expérimentés commandent, mais non pas celle ou le plus âgé commande car, si l'âge procure en effet de l'expérience, celui-ci n'est pas nécessairement un gage de raison ni même d'expérience. Certaines personnes acquièrent l'expérience plus rapidement que d'autres ; c'est là surtout une question de tempérament. D'autre part, si la personne la plus âgée a réellement de l'expérience, elle saura accepter facilement que quelqu'un d'autre décide avec elle. Que chacun se propose d'exercer dans le domaine où il a des compétences...


Socrate


Je suis d'accord avec toi, Eurythmos. D'ailleurs, n'observe-t-on pas, dans les meilleures familles, les adultes qui se concertent et écoutent avec le plus d'intérêt l'opinion d'autrui, la personne âgée jouant souvent le rôle d'arbitre, et non de tyran, prenant des décisions mûries et en essayant de concilier les uns et les autres ?


Eurythmos


Certes, oui. C'est là, comme tu dis, les meilleures familles.


Socrate


Le meilleur gouvernement, pour une famille, serait donc celui où chacun participe, mais où chacun n'exerce point une influence égale et où l'on reconnaît facilement la sagesse de celui qui a le plus d'expérience notamment parce qu'il écoute d'avantage. Et puisqu'il écoute d'avantage, on pourra donc dire que c'est lui qui est à même de décider davantage. Tu admettras que, dans ce cas, les individus les plus expérimentés ne font aucun préjudice, ni à eux-mêmes, ni aux moins expérimentés, puisqu'ils savent s'écouter.

Dans cette sorte de famille, si on écoute certes avec intérêt ce que le jeune enfant peut dire, on n'y trouve pas un aussi grand intérêt à ce que le sage de la famille dit. Il s'agit en quelque sorte d'une démocratie pondérée.


Eurythmos


Tu dis juste.


Socrate


Mais il y a une grande différence avec une cité, qui nous poserait de grandes difficultés si nous souhaitions un pareil gouvernement dans ce cas.


Eurythmos


Et quelle est cette différence ?


Socrate


Les adultes, en effet, veulent le bien de leurs enfants par quelque chose que nous appelons l'instinct paternel et maternel, et on ne peut pas leur reprocher de vouloir obtenir plus de gloire ou d'argent en élevant leur enfants car ils les élèvent dans le désir qu'ils soient heureux.


Eurythmos


En effet, les politiciens, quant à eux, souhaitent rarement le bonheur de leurs citoyens plus que la gloire ou l'argent qu'ils y gagnent grâce à celui-ci.


Socrate


Ainsi, grâce à ce que nous venons de dire, as-tu pu, mon cher Eurythmos, repérer quels sont les deux principaux ingrédients d'un bon gouvernement, semblable à la famille ?


Eurythmos


Je crois que oui. Il semble que ce soit l'expérience du bonheur – ainsi que c'est très souvent grâce aux personnes âgées que nous pouvons retirer la sagesse –, et le désintérêt à la tâche, tel que les parents élèvent leurs enfants.


Socrate


Tout juste. Et nous devons donc discuter ces deux points. Je propose que nous commencions donc par le bonheur.


Eurythmos


Je t'en prie.


Socrate


Imaginons, toi et moi, que nous soyons dans une forêt et qu'il y ait environ vingt personnes et un guide. Qui choisirions-nous pour nous guider ?


Eurythmos

Je présume, si nous avons quelque bon sens, que nous choisirions le guide.


Socrate


Certes, si nous avions du bon sens, nous choisirions le guide. Mais suppose maintenant que les vingt-et-une personnes en question soient athéniennes. Ainsi, en ce qui nous concerne, athéniens qui voulons que tout soit organisé de façon démocratique, nous ferions voter chaque participant pour choisir quelle direction prendre, et le guide, dans ce vote, aurait le même poids que chacun des votants. Et pourvu qu'il n'ait pas un charisme tout à fait suffisant, nous serions totalement perdus, car les uns qui n'aimeraient pas l'ombre choisiraient une direction claire, d'autres, qui aiment les fleurs, choisiraient une direction fleurie, etc.


Eurythmos


Quoi, que dis-tu ? Cela est insensé.


Socrate


Et pourtant, mon ami, que se passe-t-il en démocratie ? Nul ne connaît son chemin, et pourtant, chacun s'exprime en tant qu'expert et annonce quel chemin il préfère. À peine sommes-nous enfants que nous désirons beaucoup de choses, agréables à la première apparence, telles que les friandises. Et nous croyons également beaucoup de choses sans raison, tout simplement parce qu'elles ont une première apparence qu'il est difficile de remettre en cause. S'il n'y avait pas les parents pour nous infliger de temps à autre quelques corrections, amicales, tendres ou plus dures, nous serions prêts à vivre pour toujours dans l'ignorance. L'enfant, en effet, ne sentirait aucunement le besoin de s'instruire alors que c'est pour l'adulte un plaisir inouï que d'avoir obtenu pendant son enfance une éducation. Il y a, comme cela, beaucoup de plaisirs qui sont invisibles au premier coup d'œil mais qui s'avèrent très profitables a posteriori, notamment le travail, les tâches difficiles, les exploits sportifs. Qu'en dis-tu ?


Eurythmos


Je suis d'accord.


Socrate


C'est pour toute chose pareil. Tu admettras qu'on ne comprend pas le corps humain aussitôt qu'on l'a regardé et qu'on ne devient pas médecin du même coup.


Eurythmos


Je l'admets.


Socrate


Et il en va de même en matière de bonheur : ce qui semble un bonheur au premier coup d'œil n'en est généralement pas un, et les moyens d'arriver au bonheur peuvent être difficilement visibles.


Eurythmos


Oui.


Socrate


Or, on apprend à être médecin si on fait des études de médecine, c'est bien cela ?


Eurythmos


En effet.


Socrate


Mais comment apprendrait-on à être heureux, à éviter les illusions de bonheur et tous les pièges que peut comporter l'existence ? Ce n'est pas une discipline comme la médecine qui s'apprend en académie.


Eurythmos


Je crois qu'il y aurait deux moyens à cela.


Socrate


Lesquels ?


Eurythmos


D'abord, avoir, comme nous avons dit, eu beaucoup d'expériences dans sa vie. Ensuite, parce qu'il n'est pas nécessaire de tout essayer, avoir, comme nous le faisons présentement, eu l'occasion de philosopher et de s'interroger. Car, à l'expérience doit succéder l'analyse pour qu'en soit tirée la bonne conclusion.


Socrate


Je suis entièrement d'accord Eurythmos. En conséquence de ce que nous avons dit, il faudrait donc, pour que nous soyons bien gouvernés, que les hommes politiques soient des experts, non pas en forêt, mais en bonheur. Or, il faudra que tu me dises quel est l'expert en bonheur.

Mais d'abord, dis-moi ce qu'exige le bonheur. Ne serait-ce pas la compréhension ?


Eurythmos


Comment ?


Socrate


Je vais te dire, mais d'abord, reconnais-tu que le bonheur est la chose la plus désirable ?


Eurythmos


C'est certain, mais en quoi cela demande de la compréhension ?


Socrate


Cela demande de la compréhension car il faut comprendre les enjeux et le rôle de la vie, et ce n'est pas une moindre affaire !


Eurythmos


Et ceci, selon toi, a trait au bonheur ? Je ne comprends pas encore totalement.


Socrate


Tu vas comprendre quand j'aurai expliqué ceci : il semble que la fonction d'une chose est toujours ce qui est désirable pour cette chose. Par exemple, le désirable de la langue est de goûter et de participer à des repas variés et recherchés sur le plan gustatif, car cela est sa fonction. Plus globalement, le désirable pour le corps est d'être entretenu et de se reproduire, car telle est sa fonction. N'est-ce pas ?


Eurythmos


Jusqu'à présent, je suis d'accord.


Socrate


Or, quel serait le désirable de l'esprit ?


Eurythmos


C'est une bonne question, à laquelle tu sembles plus à même de répondre que je ne le suis, alors ne t'en prive pas. En trouvant ce qui serait le désirable de l'esprit, nous trouverions donc, selon toi, sa fonction ? La question serait donc : quelle est la fonction de l'esprit ?


Socrate.


C'est du moins ce que je crois. Or, l'esprit n'est-il pas la vie ? Si l'on admet que nous avons un esprit, il faut donc considérer que nous ne sommes pas le corps. Supposer que l'existence de l'être humain se caractérise par un esprit et un corps revient à supposer que l'un commande à l'autre et que l'autre obéit à l'un. Or lequel des deux commande et lequel obéit à l'autre ?


Eurythmos


L'esprit commande, bien sûr, et le corps obéit, car le contraire serait absurde.


Socrate


C'est exact, mon cher Eurythmos. Mais il faut encore ajouter cette question : sommes-nous le corps ou bien sommes-nous l'esprit ? Crois-tu que nous pourrions prétendre être le corps et qu'autre chose, un esprit, nous commande ?


Odos


Ce serait absurde ! Nous ne pouvons pas prétendre être le corps si on admet l'existence de l'esprit. Il faudrait nier l'existence de l'esprit pour prétendre que nous soyons le corps.


Eurythmos


En effet ! Odos a répondu à ma place.


Socrate


Nous sommes donc des esprits et c'est le corps, sous l'égide de notre autorité, qui obéit et non pas nous qui sommes le corps et obéissons à un esprit supérieur. Ainsi, quelle serait la fonction de cet esprit et, par voie de conséquence, son plus grand bonheur ?


Eurythmos


Sa fonction et son bonheur sont de commander, ne point obéir au corps, mais au contraire de le faire obéir.


Socrate


Ajoutes-tu que cette fonction crée l'esprit ?


Eurythmos


Comment cela ?


Socrate


Eh bien, à mon avis, l'esprit n'est point quelque chose qui est au-dessus des corps et qui garderait l'œil ouvert sur chaque chose matérielle, prêt à décider à chaque instant. La pierre, par exemple, n'a pas d'esprit en propre car elle n'a aucun besoin d'être contrôlée. Le végétal non plus. L'animal, quant à lui, comme l'enfant, a un esprit faible car le contrôle nécessaire est faible lui aussi. Mais en l'être humain adulte, l'esprit est fort parce que l'autorité est forte. Et c'est pourquoi il semble que l'esprit n'est autre que l'autorité elle-même.

En fait, je crois qu'il faut considérer l'esprit comme une fonction de notre physionomie humaine adulte et non comme un organe lui-même. Ainsi, l'homme peut courir grâce aux jambes. Mais on ne dit pas que l'homme possède la course comme on dit qu'il possède ses jambes. Un homme pourrait avoir des jambes et ne jamais courir, et il serait donc pareil de dire qu'il ne possède pas la course. De même, un homme pourrait ne pas exercer son esprit – d'ailleurs, nous ne l'exerçons pas pendant notre sommeil – et il serait pareil de dire qu'il ne possède pas d'esprit. En quelque sorte, l'esprit n'existe pas, ou plutôt il est indissociable de l'autorité, naissant quand l'autorité naît, mourant quand l'autorité meurt.


Or, lorsque l'esprit s'exerce, cela est semblable à quelque liberté, et c'est à propos de cette liberté que je souhaitais revenir. En effet, l'autorité suppose deux choses : la liberté, car il faut que l'autorité décide parmi plusieurs choix, et la force, car il faut qu'elle puisse par la suite accomplir ce choix. Or, il n'y a pas de véritable choix lorsque ceux-ci sont stimulés. Nous ne pouvons donc guère parler de la liberté de la façon de se nourrir ou du choix d'un partenaire sexuel, puisque cela repose sur l'obligation de se nourrir et de choisir un partenaire sexuel. Et il en va de même pour bien d'autres choses. En tant qu'humains, nous sommes particulièrement sujets à une multitude d'émois qui proviennent de notre corps, auxquels nous cédons facilement. Dans ces cas là, lorsque nous croyons décider mais que, en réalité, des stimuli nous envahissent, il serait plus exact que de dire l'autorité appartient à ces mêmes stimuli mais non à nous-mêmes.


Eurythmos


Ainsi, si j'ai bien compris, la fonction de l'esprit est l'autorité, donc son plus grand bonheur. Je crois que nous pourrions appeler la science qui concourt à ce bonheur la tempérance, n'est-ce pas ? Et par conséquent, tu expliques qu'obéir, que ce soit aux envies ou à une tout autre dépendance, réalise la perte de l'autorité, donc celle de l'esprit. Je trouve cela assez vraisemblable. Je crois d'ailleurs que ceux qui sont le plus indépendants à l'égard de leurs envies sont aussi les plus sereins et les plus heureux. À propos des autres, je crois qu'un proverbe sicilien signale qu'ils sont des passoires, dans l'obligation de toujours se remplir. Ainsi, plus nous aurions de choix et plus nous sortirions des conditionnements, plus nous aurions donc d'autorité...


Odos


Mais pourtant, avec ou sans autorité, j'ai quand même l'impression d'être individuel. Est-ce que je n'ai plus d'esprit ?


Socrate


Certes, oui, l'individualité et l'autorité sont deux qualités différentes. Et pour l'expliquer, j'aurai à nouveau recours à une image : si nous maintenons ce que nous avons dit, nous pourrions alors comparer l'esprit à un capitaine. Le capitaine peut subir une mutinerie, être mis aux fers par son équipage et devenir alors un simple matelot, à égalité avec les autres. Remarque qu'il s'agit toujours du même homme, mais il n'a plus la fonction, et c'est un autre matelot, plus proche des mutins, qui se fait appeler capitaine.

Ainsi, l'homme qu'on appelait «capitaine» ne devait pas cette appellation à son individualité ou identité mais à la fonction qu'il exerçait.


Odos


Oui, je commence à comprendre. Et par les mutins, tu veux symboliser les sens, qui dès lors que l'esprit se met trop à les contrôler deviennent rebelles et essaient de chasser notre esprit, nous chasser nous-même.


Socrate


Tu as tout à fait compris, Odos. Crois-tu désormais, comme nous l'avons dit, que l'esprit soit la chose qui vit en nous ?


Odos


Bien sûr que l'esprit est la vie, nous l'avons dit en parlant du corps, lequel nous contrôlions, et non auquel nous obéissions.


Socrate


Donc, admets-tu que lorsque l'esprit diminue, la vie diminue également ?


Odos


Cela, je l'admets également.


Socrate


Se contrôler est donc la fonction de l'esprit, là ou nous siégeons en tant qu'être vivant, et c'est donc le bonheur suprême qu'il puisse exister dans la vie.


Odos


Nous sommes tous les deux d'accord avec toi, Socrate.


Socrate


A présent, il faut revenir sur ce que nous disions des hommes politiques. Puisque nous venons de caractériser le bien de l'esprit, et que nous avons dit auparavant que le gouvernement visait notre avantage en matière de bonheur, il faut donc déterminer comment un gouvernement peut servir notre bonheur.

Il me semble que le plus évident est d'avoir à notre tête des hommes heureux. Or, qui dit heureux dit qui a trouvé le bonheur. Il ne faut donc pas mettre à notre tête des hommes qui continuent de chercher le bonheur, quelle qu'en soit la façon, et il ne faut pas non plus qu'ils soient élus par des hommes qui cherchent le bonheur, mais par des hommes qui l'ont trouvé Or, celui qui a trouvé le bonheur est celui qui ne cherche plus.

Ainsi que dirions-nous de celui qui cherche la gloire, qu'il peut ou ne peut pas être élu ?


Odos


Qu'il ne peut pas.


Socrate


Que dirions-nous de celui qui cherche l'argent ?


Odos


Qu'il ne peut pas.


Socrate


Et que dirions-nous de ceux qui cherchent le plaisir, la boisson, ou d'autres choses matérielles ?


Odos


De même.


Socrate


Enfin, que dirions-nous de celui qui, pour son propre compte, n'a plus besoin de rien mais qui recherche le bonheur pour les autres, sans désirer le pouvoir ni l'argent ni les plaisirs ? Qu'il peut ou ne peut pas gouverner ?


Odos


Qu'il peut !


Socrate


Il me semble, d'ailleurs, que nous avions trouvé un bon moyen à ce que nos politiciens soient reconnus ainsi : faire que les élus et les électeurs aient de l'expérience, et nous avions ajouté qu'il fallait qu'ils aient de la connaissance philosophique afin de manier cette expérience, cette dernière n'étant rien sans l'analyse.


Eurythmos


Mais comment peux-tu dire, ô excellent Socrate, que les hommes politiques ne sont pas des experts en bonheur ? Qu'en sais-tu ?


Socrate


Cela, je ne le sais pas, mais je crois du moins qu'ils n'ont pas été choisis pour cette raison. Or, crois-tu mon cher ami, que nous tous soyons des experts en bonheur ?


Eurythmos


Je n'en sais rien.


Socrate


De même, crois-tu que nous soyons tous des experts en médecine ? Ou bien que nous soyons tous des capitaines de navires ?


Eurythmos


Certainement pas !


Socrate


Nous revenons à ce dont je parlais tout à l'heure, et que je qualifiais comme essentiel au bonheur : la compréhension. Il s'agit de la compréhension des causes et du rôle de chaque chose, ce qu'il faut pour découvrir ce qui est profitable à chaque chose, et notamment à la chose la plus belle et essentielle : l'esprit.

Or, la compréhension demande une vertu. Par exemple, celui qui devient médecin a au moins la vertu d'avoir appris grâce à des études le fonctionnement du corps. N'est-ce pas ?


Eurythmos


Tu dis vrai.


Socrate


Et il me semble que, pour acquérir cette vertu, il y a des moyens bien appropriés. En particulier, s'interroger et mettre à profit tout ce qui peut contribuer à répondre : le dialogue, l'écoute, la remise en cause, l'expérience, l'analyse. Tous ceux-ci sont essentiels avant qu'on obtienne des résultats et nous devons donc exiger ces qualités des dirigeants car, s'ils n'ont point nécessairement le bonheur grâce à ces vertus, ils n'ont pas le bonheur sans ces vertus.


Eurythmos


Je comprends ce que tu dis, Socrate, mais je m'interroge néanmoins sur un point : si une personne est à même de gouverner grâce à sa grande expérience du bonheur, comme tu dis, ne faut-il pas qu'elle ait pu se placer comme gouvernant elle-même ou bien qu'elle l'ait été par une autre personne ?

Or, tu admettras que, dans les deux cas, c'est une chose impossible. En effet, elle n'a pas pu se placer à la tête du gouvernement elle-même puisqu'elle n'est pas capable séduire, ayant choisi le parti de gouverner ses sujets d'une façon qui n'est pas à leur guise. D'autre part, elle ne pourra pas s'être fait installer à la tête d'un gouvernement par une autre personne car, dans ce cas, il faudrait que cette autre personne ait pu reconnaître son expertise du bonheur, or cela suppose une expertise égale ou, au moins, proche. Alors, comment voudrais-tu qu'il soit possible que ton homme expert en bonheur parvienne à la tête d'un gouvernement ?


Socrate


Ce serait possible, mon cher Eurythmos, de la façon la plus simple du monde : en n'opérant aucune contrainte sur les gouvernés, en n'exerçant aucune forme d'autorité officielle, afin que les hommes n'acceptent pas un autre gouvernement que la nature. Et, de ce fait, que ceux dont il est la nature de donner des conseils – soit les sages – en donnent, et que ceux qui sont de nature à les recevoir, les moins sages, les reçoivent.


Eurythmos


Que veux-tu dire ?


Socrate


Voici. Le père a une autorité naturelle sur ses enfants s'il est un bon père et qu'il possède la sagesse. Mais s'il est un mauvais père qui n'est pas attentif aux besoins de l'enfant et qui ne lui donne pas des conseils logiques et sensés, il est obligé d'imposer ses décisions par la force ou en impressionnant son enfant, puisque l'enfant ne voit guère de juste raison de les appliquer.


Eurythmos


Oui, c'est évident.


Socrate


Ainsi, le bon père, qui est à la fois attentif aux besoins de l'enfant et qui prodigue ses ordres avec bon sens et logique, n'est pas contraint d'employer la force à l'égard de son enfant. Et il en va de même pour un bon gouvernement à l'égard d'un peuple.


Eurythmos


Il reste cependant un problème à résoudre : comment désignerais-tu donc les sages qui forment le gouvernement ? Et cela n'est pas une mince affaire, car pour que nous ayons un avantage à être leurs gouvernés, il faut que nous soyons moins sages qu'ils ne le sont, et nous ne pourrons de ce fait pas les reconnaître et ainsi les ériger à notre tête.


Socrate


Je crois que tu as merveilleusement bien analysé la question. En effet, il serait impossible pour des non-sages de reconnaître un ou plusieurs sages. Mais il n'est pas nécessaire de les reconnaître. Ceci pourra peut-être te répondre. Nous avons d'abord dit des sages et qu'ils étaient experts en bonheur, et donc, il faut nécessairement qu'ils aient du bon sens et de la logique, comme le bon père. Or, que dirions-nous de ces hommes là ? Qu'ils sont sages en apparence ou qu'ils le sont réellement ?


Eurythmos


Qu'ils le sont réellement.


Socrate


Mais quel est le piège à éviter pour des gens qui élisent un sage ? N'est-il pas qu'ils confondent celui qui ne l'est qu'en apparence avec celui qui l'est en réalité ?


Eurythmos


Si, c'est le principal piège, en effet.


Socrate


Mais quoi ? Comment fait celui qui l'est en apparence pour se faire élire.


Eurythmos


Il semble, je le crois, qu'il joue de l'art de l'apparence et il entre en compétition avec ceux qui jouent sur l'apparence, pour se donner les meilleures chances d'être élu.


Socrate.


Ainsi, je crois que nous venons de trouver la réponse à ta question que tu posais et qui semblait à première vue difficile à résoudre.


Eurythmos


Allons, Socrate, parle, puisque-tu as les mots sur le bout de la langue.


Socrate


Si tu me l'ordonnes si vigoureusement, je ne dois pas refuser. Il me semble que l'apparence est la source de la confusion qui empêche de déterminer qui, de deux politiciens, est le sage et lequel ne s'en donne que l'apparence. Or, si l'apparence est bien à la source de ce problème, j'en déduis que si nous trouvions un moyen de la supprimer, il serait facile de voir réellement quels sont les vrais sages et lesquels ne le sont pas.


Eurythmos


Ce serait une excellente idée, Socrate, mais que beaucoup d'hommes ont probablement déjà eue et qu'il est certainement plus difficile à mettre en pratique que d'imaginer. Mais, puisque tu ne te refuses jamais, résous donc cette question...


Socrate


Je ne m'y refuse nullement et je répondrai que cela se ferait en supprimant l'utilité de l'apparence. Or, il semble que l'apparence soit utile, comme nous l'avons dit, lorsqu'il y a une compétition de laquelle sort un vainqueur. Et c'est donc cette compétition qu'il faut abolir impérativement, afin que pour êtres élus, les hommes n'aient point à utiliser des simulacres de toutes sortes, dont, en particulier, celui que nous avons juste désigné, à savoir la tromperie.

Or, je prétends que celle-ci est le naturel de toute compétition. Et pour que cela soit définitivement admis entre nous trois, j'aimerais revenir à l'exemple que nous citions tout à l'heure : la famille. Ainsi, que se passe-t-il lorsque deux parents sont séparés, et qu'ils ont eu des enfants ensemble, qu'ils chérissent et qu'ils veulent tous les deux avoir sous leur garde ?


Eurythmos


Je crois qu'ils sont en compétition pour obtenir leur garde. Et alors, chacun des deux parents essaie de faire croire à l'enfant qu'il est un meilleur parent que l'autre, même s'ils ne le sont pas réellement, mais cèdent respectivement à l'enfant de multiples faveurs.


Socrate


En effet, et que font les hommes politiques avant des élections ? Ne serait-ce pas la même chose ?


Eurythmos


Que veux-tu dire exactement ?


Socrate


Je veux dire qu'ils ne sont pas de bons politiciens mais tentent plutôt de nous faire croire qu'ils le sont, comme deux parents séparés qui essaient d'obtenir les faveurs de l'enfant en le séduisant de multiples façons, sans être toutefois de bons parents. Les hommes politiques ne refusent rien avant une élection, tout cela pour avoir l'apparence de bons hommes politiques auprès des électeurs. Mais le véritable homme politique, celui qui n'utilise pas l'apparence, doit refuser et donner les raisons de son refus. Cela leur serait plus facile s'ils n'étaient pas en compétition.


Par ailleurs, il m'est venu un jour un cauchemar effroyable, que je vais te raconter. Je rêvais que la volonté du peuple était de se jeter dans un ravin et les hommes politiques, tous loin de critiquer cette volonté, s'en firent de brillants apôtres et trouvèrent les meilleurs moyens de jeter le peuple au ravin. C'est ainsi qu'ils furent élus, car ceux qui prônaient de ne pas se jeter ne furent pas élus. Les politiciens décrétèrent alors que tout le monde se jetterait dans un ravin en étant propulsé par tous les moyens, et c'est de cette sorte que la société disparut en quelques minutes.


Eurythmos


Comme tu es humoriste, Socrate, mais tu exagères car, aussi imparfaite que soit la démocratie, ce songe a bien de peu de chance de se réaliser.


Socrate


Mais remarque bien, il est pourtant fort ressemblant à la réalité !


Eurythmos


Comment donc ?


Socrate


Eh bien, lorsqu'une société déclare la guerre à une autre, crois-tu qu'elle ait toujours une bonne raison, à supposer qu'il en existe vraiment ?


Eurythmos


Non, certes !


Socrate


Et est-ce aussi le cas en démocratie ?


Eurythmos


C'est aussi le cas.


Socrate


Ainsi, tu admets qu'il arrive au peuple d'une démocratie de vouloir entrer en guerre contre un autre peuple, et alors, nous pourrions donc dire que l'institution démocratique ne sépare pas le peuple de ses ambitions mais s'en fait au contraire le plus habile vecteur...


Eurythmos


C'est hélas bien vrai.


Socrate


Ainsi, il découle de ce que nous avons dit que les hommes politiques élus par le peuple sont d'une race effrayante, car ils ne sont pas capables de juger ni du bien ni du mal mais seulement de ce que veut le peuple.


Eurythmos


En effet. Je frémis.


Socrate



Mais, il y a encore bien plus effrayant que ce que nous avons dit jusqu'alors.


Eurythmos


Ah bon ? N'en avons-nous pas dit assez ?


Socrate


Je crains que non. Aussi, quels sont, mon cher Eurythmos, les hommes politiques ayant le plus de chances d'être élus ? Sont-ils ceux qui sont seuls à défendre une idée ou bien ceux qui s'assemblent en groupes politiques et partagent un certain nombre d'avantages ?


Eurythmos


Les deuxièmes, ceux qui sont en groupe, car ils ont les moyens de mieux se faire connaître et d'obtenir davantage de soutiens politiques et financiers auprès des classes dirigeantes comme auprès du peuple.


Socrate


Et, par la suite, quels sont selon toi ceux que le groupe politique présente à une élection ? Est-ce tous ceux qui sont inclus dans le groupe, sont-ce quelques personnes tirées au sort, ou bien sont-ce seulement ceux qui sont à la tête du groupe ?


Eurythmos

Ceux qui sont à la tête, je présume. Le contraire serait possible mais étonnant.


Socrate


Mais réponds encore à ceci : comment arrivent-ils à la tête ?


Eurythmos


Je ne sais pas mais je suppose que tu as ta croyance à ce sujet, alors réponds à ma place.


Socrate


En effet, je crois que c'est en remportant des victoires à l'intérieur du groupe. Les chefs d'un groupe remportent leurs victoires dans un environnement où ceux qui ont le plus de pitié, qui sont les plus souples et les moins dirigistes ont aussi le moins de chances d'arriver au sommet. Es-tu d'accord et, si oui, qu'en déduis-tu ?


Eurythmos


Je suis d'accord et j'en déduis que ceux qui parviennent à la tête d'un groupe politique sont ceux qui ont le moins de pitié, sont les moins souples et les plus dirigistes.



Socrate


Or, il semble, mon cher Eurythmos, que ce sont là précisément les hommes que nous élisons, puisque ce sont ceux-là qui nous sont présentés par les groupes bénéficiant du plus de soutien. Et cela devrait nous effrayer, n'est-ce pas ?


Eurythmos


Par Zeus, c'est exact. Les conséquences de ce que tu dis sont effrayantes.


Socrate


En effet, mon cher Eurythmos, la démocratie, dont le système d'élection des gouvernants est le vote, engendre, comme nous l'avons dit, la compétition par le biais des groupes politiques et cette compétition engendre que des imposteurs se mélangent aux vrais sages. À cela, nous avions proposé comme solution, si tu te souviens, de ne pas élire les dirigeants mais de les laisser exercer leur influence naturelle en tant que sages. Et ainsi, il serait possible de les choisir seulement s'il n'y a pas de système qui impose une compétition entre des prétendants à un pouvoir. Ce choix serait affectif et n'aurait aucune autorité.

D'autre part, ce que nous venons de voir est encore plus grave, car cela suppose que les hommes qui se présentent en démocratie ne sont pas, comme nous l'avons d'abord cru, bon ou mauvais mais sont généralement d'une grande injustice. Car, comment peuvent-ils se hausser à la tête d'un groupe ? Ne serait-ce pas l'injuste qui a le plus de chances d'y parvenir, car à chaque fois qu'il affronte un de ses adversaires, il recourt à davantage de subterfuges et peut utiliser les moyens les plus radicaux afin de retirer un adversaire de la compétition : la diffamation, la corruption, la trahison, le meurtre... Et il devient alors très difficile de s'en défendre sinon par l'injustice elle-même, si bien que, arrivé à un certain niveau de la compétition, les hommes sont tous passés maîtres dans cet art, maîtrisent donc l'injustice, car elle permet d'écarter des adversaires, et le paraître car cela permet de séduire un électorat. Quand il ne reste plus qu'à choisir entre deux personnes d'une manière démocratique, il faut savoir que celles-ci ont déjà remporté mille victoires non démocratiques...

Or, si l'on oppose l'être au paraître, la justice à l'injustice, comme les choses vraies sont opposées aux choses fausses, il faut donc croire, mon cher Eurythmos, que les hommes politiques sont dans le faux le plus total et que la société qu'ils façonnent avance toute entière vers le faux.... Telle est, ce me semble, la conclusion de tout notre discours qui avait trait à la démocratie et à son mode de fonctionnement.


Eurythmos


Je ne sais pas par quelle diablerie cela s'est produit mais tu as réussi, mon cher Socrate, à me faire changer d'avis pour adhérer au tien.


Odos


Je suis de l'avis de mon frère, moi aussi. Merci, Socrate, pour ce bel exposé.