Les fêtes dionysiaques

Note : veuillez excuser la mise en page. Les "bouttons" doivent être concidérés comme des tirets.


I. Cimon et Aristomélès réveillent Socrate sous un arbre.


Cimon : Ne serait-ce pas Socrate, au loin, dormant contre cet arbre ?


Aristomélès : Mais si, on dirait ! Que fait-il donc de si bon matin à l'extérieur de la ville ? S'est-il saoulé, lui aussi, au point de se perdre et de finir la nuit sous un arbre ?


Cimon (s'avançant) : Eh bien, Socrate, que fais-tu là, à dormir par terre ? Tu te prends pour un cynique, ou pour un vrai chien ?


Socrate : C'est que, mon cher Cimon, pour que les élèves imitent le maître, il faut que le maître leur montre l'exemple au moins une fois. Et il n'est pas rare que le chien, aussitôt dégourdi, mette à la tâche un zèle dépassant la véritable intention.


Cimon : Et pour quelle raison dormais-tu ici ?


Socrate : Ma foi, quoi de plus évident ? Le sommeil... Celui-ci, quand il nous prend, se moque du lieu.


Aristomélès : Nous te savons fou, mais pas au point de dormir ici, à la merci des brigands. Quelle est la vraie raison ?


Socrate : C'est une longue histoire mes amis ; une histoire que j'ai moi-même du mal à comprendre sous tous les angles et qui m'obligerait à raconter toute la journée d'hier, et même la nuit. Je pourrais bien vous la narrer mais elle exige que l'on n'écarte aucun détail. Si jamais je le faisais, alors nous serions sûrs de ne plus rien y comprendre ; et je crains que vous n'ayez pas le temps pour que j'en vienne à bout de façon honnête. Quant à cet arbre, ne vous y méprenez pas à le voir au premier coup d'œil, il fait une excellente couche...


Aristomélès : Ah, mon cher Socrate. Tu souffres de nous avouer que tu as bu, comme un homme ordinaire, et que tu t'es retrouvé ici sans savoir pourquoi. Et quelle est donc cette histoire que tu voudrais nous faire croire et que tu serais bien incapable d'inventer ?


Socrate : Une histoire d'anges et de démons, de vins et de femmes, et avec cela, plein de personnages en contradiction, dont moi-même... C'est au point que, comme on dit vulgairement, je suis moi-même mal fichu de m'y retrouver. Je crois que jamais s'endormir sous un arbre n'aura été un fait si étrange, si providentiel, tenant de plus à quelques si étonnantes circonstances !


Aristomélès : C'est à des enfants que l'on raconte des histoires pareilles ! Pas à des hommes...


Socrate : Pardieu, je n'avais pas vu que vous étiez des hommes ! Et en fussiez-vous, vous seriez bien heureux qu'on vous raconte des histoires comme aux enfants, car il n'y a pas que les enfants qui les apprécient. Celui qui les raconte, lui aussi, en éprouve bien du plaisir, n'est-il pas ? Alors, ne vous privez pas d'un tel plaisir parce que vous seriez trop vieux. Êtes-vous des vieillards ? Non, vos oreilles entendent encore et votre raison est suffisante pour discerner ce qu'il faut croire de ce qu'il ne faut pas croire. Et je ne parle pas de vos yeux, pétillants comme le soleil à l'aurore, qui démontrent mieux que tout discours la bonne santé de votre intelligence et l'appétit de celle-ci pour toute chose qui y donnerait une utilisation, fût-ce la plus enfantine des histoires.


Cimon : Je crois que j'ai bien envie de t'écouter et que j'en ai le temps.


Socrate : Eh bien, voici, je vais le faire, mais ayez bien à l'esprit qu'il me sera difficile de me souvenir avec précision de tout ce qui s'est passé et de vous le rendre dans un ordre qui se prête du mieux possible à la compréhension. Assurez-vous de ne pas tirer de conclusion avant que je n'aie dit le dernier mot. Sinon, vous ne saurez pas ce que je fais sous cet arbre !


Cimon : C'est entendu.



II. Cléandre, le buveur.


Socrate : C'était hier. J'étais chez moi et je m'apprêtais à sortir pour ramener du marché de l'orge et du sel, ainsi qu'une coupe en bronze, cela pour ma femme pour qui les trajets sont pénibles, lorsque je fus pris d'assaut par Cléandre ! Voici ce qu'il me dit :

«– Ah ! Socrate, toi, et ton bon cœur, vous allez pouvoir m'aider car j'ai un énorme souci.» Je lui répondis, tout étonné : «Ah ? Et que puis-je donc pour toi mon cher ami ?» Sur quoi, après avoir recouvré du calme, il reprit : «C'est que, nous voici le jour des fêtes dionysiaques et hélas, comme j'ai été trop gourmand, j'ai déjà consommé tout mon vin et n'en ai presque plus. Tu me vois, moi, aux fêtes, sans vin alors que tout le monde en a apporté ? Pour quel avare paraîtrais-je ? Aussi, je te le demande, si ta cave est pleine, prête-moi donc une jarre, ou deux, si tu en as le cœur, et sois sûr que je te les rendrai...
– En ce qui concerne les jarres, j'en ai bien une à te donner. Mais ce qui m'intrigue, c'est comment, toi, Cléandre, le plus grand acheteur de vin d'Athènes, tu en manques déjà ? Je t'ai déjà vu achetant des jarres par dizaines. Et moi qui n'en ai jamais chez moi plus d'une ou deux, je ne parviens jamais à les vider. C'est que je t'ai déjà surpris, coquin, à être aux prises avec ce mal qu'on appelle l'intempérance. Et ne t'avais-je pas déjà prévenu qu'en buvant à ce rythme, tu n'éprouverais jamais de répit mais que, au contraire, le manque et l'insatisfaction viendraient bientôt te faire payer ton incontinence ?
– Ah, pardon Socrate, pardon ! Il est vrai que j'aurais dû t'écouter ! Mais il est trop tard... Oui, je sais à présent ce qu'est se lamenter sur son intempérance ! Mais prête-moi plutôt du vin puisqu'il est trop tard. C'est la seule chose bonne que tu peux à présent faire pour moi.
– Sais-tu vraiment, comme tu le dis, ce qu'est se lamenter sur son intempérance ?
– Oui, je le sais.
– Et pourtant, sachant ce qu'est l'intempérance et quel mal elle provoque, tu persistes à demander aux autres ce qui la nourrira davantage et laissera en toi un gouffre plus grand qu'auparavant ? Voilà un savoir bien étrange...
– Mais me comprends-tu donc ? Si oui, pourquoi remues-tu le couteau dans la plaie ? Tu sais bien que l'intempérance me fait souffrir ; et je le sais bien. Tout cela, j'aimerais en finir dans l'instant mais je ne le peux pas. Veux-tu donc m'aider ou faire couler mes larmes ?
– Je vais t'aider bien sûr. Mais on n'aide jamais un ami sans savoir ce dont il a besoin. Je n'aurai pas la certitude de t'avoir aidé avant de bien t'avoir compris. Tu te poses la question toi-même : est-ce que je te comprends vraiment ? Or, n'est-il pas nécessaire de bien comprendre quelqu'un pour l'aider ? Aussi, il faut que tu m'éclaires. Veux-tu bien que nous discutions afin que je me rende le plus utile possible à toi et que, au lieu faire couler tes larmes, comme la mauvaise nourrice, je les sèche avec amour, comme celle qui est pleine d'amitié ?
– Oui, si tu peux sécher mes larmes, alors je vais m'ouvrir à tes questions...
– En premier lieu, ce qui m'intrigue est ceci : comment peux-tu cerner aussi bien un problème qui t'occupe, cette intempérance honnie des dieux, et ne pas mettre en place la solution ? Au lieu de ça, tu oses venir me voir, moi qui aime discourir sur la vertu, non pas pour me demander de l'aide grâce à des discours, mais grâce au vin qui est dans ma cave. Ma foi, c'est comme si, emportant sans distinction la marchandise du médecin, aussi bien sa boutique que ses effets personnels, tu te servais sans te soucier de ses conseils. Hélas, il ne suffit pas de pénétrer chez lui et de prendre le premier flacon sous la main ou sous les yeux pour obtenir une guérison...
– C'est qu'il ne s'agit pas d'un remède Socrate, mais d'un effort à fournir. Et d'un effort rude. Ce n'est pas comme si tu me demandais d'avaler une gorgée de liquide amer. Je ne peux pas, je suis trop faible pour cet effort que tu me demandes. Alors, comme je peux seulement t'écouter, est-ce ton discours qui apaisera ma soif ?
– Eh quoi ? Es-tu si faible que tu le prétends ? Je ne crois pas. L'épée qui est au repos se dit-elle qu'elle ne saurait être employée d'aucune autre façon parce qu'elle est au repos un moment ? Et l'épée qui tantôt est maniée avec force et vigueur, qui se cogne avec fracas sur les boucliers et les tronçons des armures, n'était-elle pas, quelque temps plus tôt, sans force et prisonnière dans un fourreau ?
– Si.
– Eh bien, il en va de même concernant ton âme, tantôt faible, tantôt forte. Sa faiblesse d'un moment ne l'affecte pas à tous les moments et n'en fait guère une âme définitivement faible. Plus que tout autre chose, une âme qui est faible a besoin d'être sortie de son fourreau et de se cogner avec vigueur et fracas sur les problèmes irrésolus, elle doit terrasser tout ce qui voudrait polir le tranchant de ses décisions, et elle doit faire des miettes de ce qui tente de l'enfouir sous une montagne d'inertie...
– Peut-être, mais je ne crois pas que le moment soit venu. Les fêtes approchent. Après, peut-être que je pourrais t'écouter. Certainement, même. Mais voudrais-tu donc que pour améliorer mon âme en t'écoutant lorsque tu me commandes de ne pas boire, je commette par ailleurs un sacrilège, celui de ne pas faire honneur à Dionysos ? Après, je serai tout à toi. Toi-même, tu participeras à ces fêtes. Et tu voudrais que je m'en empêche ?
– Moi-même, je n'y serai pas.
– Comment ? Tu n'y seras pas ? Tu n'utiliseras donc pas ton vin et pourtant tu ne veux pas me le prêter ? Ferais-tu donc partie des avares, toi aussi ?
– Mais non, mon cher. Du moins, je ne le crois pas. Comme tu l'as dit, il serait étrange que d'une part je te commande de ne pas participer à cette fête où chacun boit et mange jusqu'à tomber malade, en gâtant de cette façon et l'âme et le corps, et que d'autre part j'y participe. Ce serait une véritable incohérence de ma part. Au contraire, tu peux voir que ce que je préconise, je suis le premier à le mettre en pratique !
Ensuite. Si la nature de l'intempérance est de s'oublier quelque temps lorsque l'on s'y abandonne, mais de revenir en force aussitôt après, en exerçant une vive douleur sur l'âme, quelle sorte de médecin serais-je si j'essayais de t'écourter ces douloureux moments d'abstinence plutôt que d'en supprimer la cause ? Ce serait comme si, pour guérir un malade d'hydropisie, l'on détournait les rivières et les fleuves vers sa bouche au lieu de s'en prendre à sa maladie(1). Si je t'écourte l'abstinence, tu ne feras que l'éprouver plus tard et plus durement. Si je t'éduques afin que ton bonheur devienne l'abstinence et ne soit plus dans la boisson pendant les courts moments où elle est bue, alors je pourrais te considérer comme guéri.
– Eh bien, on peut dire que tu es un médecin qui n'hésite pas à parler de remèdes douloureux... Il est en effet très douloureux à mes oreilles que d'entendre parler des remèdes que tu me conseilles. Ah, mais dans quelle situation me suis-je placé ? Comme j'aurais mieux fait de t'écouter quand j'en avais encore le temps ! Je crois que je vais être obligé de passer par toutes ces épreuves. Je suis malheureux au point que la raison elle-même est devenue une douleur à mes oreilles et à mon corps qui devra la supporter...
– Ne boiras-tu plus ?
– Je ne boirai plus...
– N'iras-tu plus aux fêtes ?
– J'irai aux fêtes, quel est le rapport ?
– Pourquoi donc iras-tu aux fêtes ?
– Pourquoi donc pas ?
– Parce que, mon cher, si jamais tu comptais encore y aller, tout ce que nous avons dit jusqu'ici ne servirait à rien. Tu t'attableras ; tu verras que les autres ne font pas comme toi et tu les envieras ; la douce musique et les rituels t'enivreront d'abord par les yeux et les oreilles, avant que tout cela entre finalement par ta bouche...
– Par les dieux, Socrate, mais ce que tu préconises est horrible ! Voudrais-tu qu'en plus, je cesse d'écouter de la musique ? Que je cesse de me nourrir de spectacles et, pourquoi pas, en allant dans ce sens, de respirer ?
– Si tu devais ne plus respirer pour vivre, mais vivre pour respirer, oui, alors il faudrait que tu tempères également ta respiration. Ce n'est pas encore le cas, mais pour ce qui est de tous les autres besoins, je crains que tu ne les aies trop excités ! C'est au point que ta préoccupation première dans l'existence n'est plus de te connaître au fond de toi-même en satisfaisant ton enveloppe corporelle juste ce qu'il faut pour que le reste du temps soit bien employé, mais tu t'intéresses à la satisfaction de cette enveloppe seule... Eh bien, mon homme, as-tu encore le temps, lors d'une fête dionysiaque, après tout ce que tu passes à nourrir ton corps, de penser à Dionysos lui-même ? As-tu seulement le temps, tous les jours, de te connaître un peu plus que la veille ?
La vie est pareille à une maison. Et les besoins sont semblables à l'entretien de cette maison : l'épargner du vent, de la pluie, de la grêle, en veillant à ce que le toit et les murs soient en bon état. Si cet entretien est nécessaire, néanmoins il ne doit pas nous maintenir tout le temps en dehors de la maison à réparer les tuiles ou à combler les poches des murs. Au-delà des besoins, il faut être en soi, profiter de cette force sereine qu'est la vie. Non pas celle dont parlent les hommes ordinaires qui n'est guère que l'entretien, mais celle qui libère de cet entretien ; la vie des hommes libres.
Si une maison d'un genre étrange disposait de fouets à l'intention du propriétaire aussitôt qu'une tuile est râpée ou qu'un mur est abîmé et qu'elle l'utilisait, et que le propriétaire, pour éviter ce fouet, devait passer son temps non plus dans la maison qui le protège, mais hors de cette maison pour la réparer, je crois que nous devrions plutôt appeler ce propriétaire un esclave. Il ne saurait pas être en paix dans sa maison mais celle-ci ne lui créerait que des soucis. N'as-tu jamais vu de pareils hommes ?
– Si, je crois.
– Leur maison est si belle et si bien entretenue, les meubles sont si beaux, les étages sont si propres, qu'au lieu d'en profiter ils s'assoient sur des troncs d'arbre et dorment sur la paille. S'il en est ainsi pour des maisons, il en est de même concernant le corps. Certains ne se satisfont jamais de ce que nous appelons la vie, «l'être», mais ils s'éprennent de nécessités visant seulement à l'entretien de cette vie, sans jamais l'utiliser. Il meurent alors que leur existence n'a jamais été autre chose que manger, boire, dormir...
Et pour en revenir à la respiration, j'ai entendu dire que, dans quelques pays barbares, les hommes n'usaient pas seulement de boissons et de mets raffinés, mais encore de branches et d'herbes qu'ils portaient à leur bouche à chaque respiration. Je crois qu'une telle respiration serait bien démesurée par rapport à nos besoins réels. Si jamais un homme venait à boire pour boire, respirer pour respirer, penser pour penser, manger pour manger, que lui resterait-il à faire pour vivre ? Et que lui resterait-il à vivre pour prendre conscience, jouir de sa vie comme d'un bien suprême ? Que ferait-il encore dans ce but ?
– Rien...
– Et que dit-on, mon cher, de celui qui n'a pas conscience ? Dit-on de lui qu'il est un homme vivant ou un homme mort, s'étant oublié lui-même ? Parle-t-on d'un esprit ou d'une ombre ?
– Nous parlons d'une ombre...
– C'est pour cela, mon cher, que nous devons nous méfier et nous écarter de tout ce qui tend à nous suggérer des envies, non plus pour que nous allions vers notre but d'être nous-même, mais pour ces envies elles-mêmes. Celui qui ne se connaît plus s'oublie lui-même. Les envies nous poussent à nous oublier nous-mêmes et je pourrais t'en donner quelques savants exemples...
– Allons, donne les moi.
– Ne t'a-t-il pas paru que ceux qui buvaient et s'attablaient lançaient quelquefois des phrases sans même s'apercevoir de quelles phrases il s'agissait ? Parfois même, certaines discussions n'ont elles pas eu pour début le bruissement d'une souris et pour fin l'arrivée d'un domestique ?
– Certes.
– Ne serait-il pas pareil de dire qu'une telle discussion s'était lancée et envolée d'elle-même, sans qu'aucun esprit n'y prête attention ?
– Si.
– Ne t'a-t-il jamais paru qu'un homme qui dansait était comme emporté par la danse et par la musique ? Et dès lors que la musique s'interrompait, l'homme cessait de danser. Dès lors qu'elle reprenait, il se remettait à danser.
– Certes.
– Ne pourrait-on pas dire, dans ce cas, que l'esprit de l'homme ne prêtait aucune attention à ce qu'il faisait pour lui-même, mais seulement pour la musique ?
– Si.
– Enfin, de manière générale, ne crois-tu pas que nous devrions distinguer deux formes d'attention, celle qui se porte vers l'extérieur et celle qui se porte vers l'intérieur ?
– Si.
– Mais quoi ? Pour quelles nécessités l'attention se prête-t-elle parfois aux choses extérieures ?
– Pour l'entretien du corps...
– Je crois qu'il serait pareil de dire que l'attention portée aux choses extérieures est inférieure à l'attention portée vers l'intérieur. Car si l'attention extérieure permet l'entretien du corps, si le corps permet la vie, et si la vie permet l'attention intérieure, alors je crois que nous pouvons dire que l'attention extérieure permet l'attention intérieure. N'est-ce pas ?
– Si, c'est ainsi que je le vois.
– De cette façon, un excès de sensation serait l'oubli de soi-même. Alors, je te le demande, comment verrais-tu donc la meilleure forme d'attention extérieure possible ?
– Celle qui pare aux nécessités autant qu'il est nécessaire et s'y borne autant qu'il n'est plus nécessaire...
– C'est ainsi. Tu as compris pourquoi il ne faut plus que tu boives autant, mais seulement ce dont tu as besoin. Aussitôt, ne t'échappant plus, tu profiterais enfin de ta demeure qui est l'âme. Et de même, si tu pouvais étendre cette tempérance au-delà de ta bouche, à tes oreilles, tes yeux et ton intelligence, tu en retirerais une satisfaction encore meilleure.
– Comment faire ?
– Pour les yeux et les oreilles, en n'écoutant et en ne t'intéressant que à ce qui est utile à ta compréhension. Pour ton intelligence, en ne prenant pas part aux discussions versatiles, aux mots oiseux, aux stupidités qui causent de l'activité dans l'âme mais non pas une activité nous amenant à notre but. Voilà ce que que nous devons tous mettre en œuvre.


Telle fût, à peu près, la discussion que j'eus avec Cléandre... Quelques badauds qui nous avaient surpris au milieu de la discussion et à la fin ne purent s'empêcher de rire, et certains allèrent même rapporter notre discussion aux sophistes qui discutaient sur l'agora, quand moi, je reprenais mon itinéraire et m'élançais vers l'orge et le sel...



III. L'intervention de Makètos. De l'ignorance.


Quand je fus sur le point de mettre la main sur un bon sac de cette denrée, le savant Makètos coupa mon geste et, reposant le sel immédiatement sur l'étalage du vendeur, s'écria :

– Allons Socrate, tu n'as pas besoin de ça ! Un homme qui, comme toi, sait se priver de tout et ne dépend d'aucun besoin peut bien se suffire d'herbe pour son repas !

Surpris et en même temps effrayé de cette main qui avait brusquement surgi et m'avait presque fait perdre l'équilibre, je ne sus pas trop quoi répondre. La journée allait être riche en rebondissements de ce genre. Le même personnage reprit aussitôt :

– Vas-tu donc cesser de manœuvrer les gens honnêtes en leur faisant entrer dans la tête des idées stupides, qui les angoissent et les empêchent de vivre en profitant convenablement de ce qui a été mis à leur disposition par les dieux ? Vas-tu donc cesser de tyranniser ceux qui n'usent pas de ta légendaire modération, que l'on devrait plutôt qualifier d'auto-torture ? Au moins, adresse-toi à ce qui peuvent, par leur savoir, couper court à tes absurdes retranchements d'illuminé. Je suis là pour cela.
– C'est que, mon cher Makètos, aussi stupides que soient mes idées, je suis moi-même encore plus stupide et ne puis guère, sans ton aide très chère à un double titre, m'apercevoir de mes erreurs. Et la bêtise dans laquelle je baigne est si grande qu'elle me plonge dans un semblant de bonheur. Peut-être bien pourrais-tu me sauver mais malheureusement je ne suis pas assez riche pour participer à tes enseignements et je suis trop vieux pour pouvoir encore m'améliorer.

Je devais regretter ce mot d'humour, non seulement par ce qu'il ne m'apporta rien, et ensuite parce qu'il excita encore davantage le personnage.

– Allons, en plus il faut que tu te moques de moi ? Ton but n'est-il pas, par des moyens détournés, le même que le mien ? Tout simplement : répandre tes idées et jouir comme tout le monde le fait par ailleurs des conforts de la vie ? Cependant, où je demande une cotisation immédiate, toi tu entraînes les hommes à devenir tes amis pour ne plus te rendre en un seul lieu sans que tu y sois invité et que ceux qui ont été charmés par tes discours t'offrent tout ce dont tu as besoin. Ainsi tu ne possèdes presque rien mais tu as toutes les maisons de tes amis pour possession. Ainsi tu ne rejettes aucun homme mais tu as Alcibiade pour amant. Ainsi tu tempères tes désirs et ton appétit mais tu achètes du sel pour relever tes aliments. Eh bien moi je ne crois pas un mot de ce que tu racontes mais je crois au contraire que tu es le plus grand des profiteurs : celui qui, plutôt que de limiter son profit en se faisant rémunérer, en a supprimé toute limite, au mépris des dieux, parce que tout en continuant d'être à la merci de ta condition, tu te prends pour l'un d'eux...
Qui plus est, tes thèses passent pour être originales alors que nombreux furent ceux qui, avant toi, en disaient davantage, en disaient mieux, et ils furent tous réfutés. Tu es un malin qui, aussi grande que soit l'ignorance qu'il prétend avoir, a néanmoins pris exemple, par le fait de voir ou de lire, sur d'autres que lui. Je voudrais bien te voir dire ce que tu dis et penser ce que tu penses amputé de tes yeux et de tes oreilles. Eh oui, tu sais, tu as un savoir mais, malheureusement, celui-ci est dépassé. Ces pensées dont tu es le prolongateur nous viennent des vieux qui ne jouissent plus de rien, dont toi-même tu feras bientôt partie et des temps où les hommes, privés de l'espérance de satisfaire leurs besoins jusqu'à satiété, s'inventaient des philosophies pour pouvoir le supporter. Mais, en tant qu'ignorant, véritable cette fois, tu t'es arrêté à ces anciennes philosophies sans chercher à savoir comment elles avaient été réfutées par la suite...
Jusque dans chaque chose que tu prônes, tu usurpes l'enseignement des autres dont tu fais un brouet pseudo-métaphysique. Il n'est pas étrange que tu n'aies rien écrit. Sur la tempérance, il est possible de faire mieux que toi et de vivre à la manière d'Antisthène. Sur l'univers, il est possible d'en savoir plus que toi et d'étudier ce que nous disent à ce sujet les scientifiques. En ce qui concerne ne rien posséder, le premier des esclaves te dépasse. Et en matière d'humilité, les oiseaux ou les nourrissons font mieux que toi. Lequel de ces arts voudrais-tu enseigner aux hommes ?


Quand il eut terminé, j'étais presque convaincu de mon incapacité à tout et de l'arrogance que j'avais à exhorter les hommes alors que je n'étais qu'un imitateur, incapable de me ranger au niveau des esclaves et des nourrissons. Je gémissais de ne pas être allé plus tôt auprès de cet homme pour qu'il me montre mes fautes et me dirige mieux que moi-même vers les vertus que je prônais sans trop bien les connaître. De manière vertigineuse, je contemplais l'étendue du gouffre que Makètos avait révélé soudainement en moi-même. Ce n'est pas tant qu'il m'ait critiqué qui m'avait surpris et m'affligeait mais plutôt les exemples qu'il avait trouvés pour me montrer avec évidence à quel point des choses aussi humbles que l'esclave, l'animal, le nourrisson, me dépassaient. La sagesse de ceux-ci m'apparaissait soudainement beaucoup plus profonde que la mienne. Alors, comme tous ceux qui étaient autour de moi me pressaient de répondre, je me contentai seulement de dire, tout interdit :

– Tu as raison. Je porte trop d'attention à améliorer les autres. Je n'en porte pas assez à m'améliorer moi-même.

Quelques instants s'écoulèrent dans l'hésitation et le silence. Puis, dans une tentative assez floue et désespérée visant à me défendre en même temps que de me convaincre de ma bonne fois, je repris :

– Pour autant, il ne me semble pas avoir si mal agi et mes intentions, quel que soient leur effet, négatif ou positif, sont de bien faire. Et les dieux, du haut du mont Olympe, s'en apercevront peut-être pour que mon châtiment ne soit pas trop long et lourd.
Ces intentions visent à l'amélioration de chacun, et non moi-même ! Moi qui discourais sur l'oubli de soi au travers les sens, je me suis moi-même oublié. Ah ! Je suis bien un médecin qui ne sait pas se soigner et tombe malade, tiens...
Mais ces bonnes intentions ont peut-être un autre but, plus proche de moi-même : l'amélioration des sujets sur lesquels je discours. Tu l'as souligné mieux que je n'aurais pu le faire moi-même : en aucun des domaines que j'aborde, je ne suis le meilleur ni même qualifié. Je suis plutôt ignorant. Aussi, je serais incapable, en matière de philosophie, de savoir réellement si l'être est mobile ou immobile ; en matière d'astres, s'ils sont chauds ou froids. En plus, ma vertu n'atteint pas celle des êtres les plus simples. Mais cette vertu, et justement parce que je ne l'ai pas, je tente de l'améliorer chaque jour, du matin au soir.
Avec quelle imperfection cependant ! Quand je vois un oiseau, je serais bien tenté de l'imiter et de m'envoler comme il le fait, de partager avec lui les feuilles des arbres comme abris, les grains des plantes sauvages comme mets abondants. Ils me donnent l'exemple. Mais je suis un homme, et on aurait certes pu penser que je dus vivre comme eux, mais j'ai choisi pour ma part un milieu qui est de me loger jusqu'à ne plus m'en soucier, de même pour les vêtements, pour la boisson, pour la nourriture. Quelle médiocrité : je ne suis ni le pire ni le meilleur ! Simplement au milieu entre tous les êtres, au milieu entre toutes les disciplines. Précisément, cette médiocrité est difficile à supporter. Dans mon analyse probablement imparfaite, j'ai cru toutefois que la perfection était un désir et que ce désir était capable d'emporter les hommes comme le font les passions ou les distractions. Je ne cherche pas à être le meilleur, seulement à être médiocre partout et à prendre exemple partout. Aussi, comme donneur de leçons, il fallait bien que je tombe un jour sur meilleur donneur de leçons que moi. En face de toi, je suis l'homme sans expérience comparé au vieillard. Je suis l'imitateur. Mais peut-on m'en vouloir si je t'imite en te prenant pour mon maître ? Je n'en sais pas autant que toi, mais je ne prétends pas non plus en savoir autant. Dans le domaine de la science, j'affirme mon ignorance. Cela m'attire au moins, sinon la réponse, l'intention de bien faire et de bien répondre. Si l'on supprime cette bonne intention, je suis comme tu l'as dit, le plus mauvais des hommes.
– Par Zeus, répondit-il, jamais je n'ai entendu un pareil boniment. Devais-tu en dire autant pour parler de ta bonne intention ? Même le criminel a l'intention de bien faire, car il pense que la morale n'existe pas et qu'ainsi rien n'est moralement injuste. De même, le sot, quand il prend du bois pourri pour construire une maison, croit bien faire lui aussi. Crois-tu que la bonne intention soit une excuse ? Prométhée donna le feu aux hommes, il croyait bien faire lui aussi, mais les Dieux lui infligèrent un terrible châtiment : attaché à une pierre, il eut le foie dévoré par un aigle. Partout, il ne faut pas avoir l'intention de faire le bien ou de découvrir la vérité, mais le faire et la découvrir.
– Eh quoi ? N'as-tu pas, toi aussi, des bonnes intentions ?
– Si, forcément, puisque tout le monde a de bonnes intentions !
– Et comment sais-tu que cette intention de bien faire que tu as est différente de la mienne ou de celle du sot qui construit une maison avec du bois pourri ? Et le propre du sot est non seulement de croire qu'il fait bien mais encore de refuser qu'on lui dise le contraire. Si, comme moi, tu exerçais ton art de façon injuste, qui donc pourrais te critiquer ?
– Je ne fais pas mon art de façon injuste. Et ceci pour une raison forte : aucun homme n'est encore parvenu à me réfuter et à me dire en quoi ma manière de penser n'était pas juste. Pourtant je les écoute parler comme eux s'écoutent parler. Et il y a bien des domaines dont ils parlent et en lesquels ils ne savent rien. Aussitôt je les saisis, je les reprends et les réfute. Ils ne peuvent qu'admettre qu'ils ont tort ainsi que tu l'as toi-même admis. C'est ainsi que la raison subjugue l'ignorance, la condamne et que la vérité éclate... Ainsi, lorsqu'un argument est réfuté par un autre, il est facile de voir lequel des deux est le mensonge et lequel est la vérité. De quelle façon un architecte exerce sa vérité ? Parce que ses maisons tiennent mieux. De quelle façon un philosophe exerce sa vérité ? Parce que ses discours sont plus solides !
– Eh bien, à première vue, je te nommerais véritable philosophe. Mais quoi, quel savoir veux-tu nous enseigner ? Est-ce donc celui de l'architecture ? Est-ce donc celui de la cuisine ? Ou encore concerne-t-il un autre art ?
– C'est celui de la vérité.
– Je conçois bien des vérités propres à l'architecture ou à la cuisine. Mais une vérité qui serait propre à elle-même, quel serait son avantage ? Une vérité de la vérité, car c'est cela, je suppose, dont tu veux parler, que peut-on en retirer ?
– La connaissance de ce qui permet plus de bonheur ou encore de ce qui en éloigne...
– Ma foi, je n'avais pas remarqué que les savants les plus érudits étaient plus heureux parce qu'ils savaient davantage que le paysan occupé à sa terre, à sa famille et à ses bêtes. Au contraire, j'ai vu l'un, à cause de son savoir, être accablé de soucis, d'abord ceux de l'apprentissage puis ceux de l'enseignement et de la comparaison, et j'ai vu l'autre se nourrir d'une satisfaction très simple, aussi petite que soit sa terre, aussi léger que soit son savoir.
– C'est qu'ils n'ont pas à leur portée les plaisirs dont on peut jouir grâce à la vérité. Celle que j'enseigne, justement, et dont tu t'écartes et dont tu enseignes aux autres de s'écarter.
– Les plaisirs dont tu parles suggèrent qu'on en ait d'abord envie. Or, l'ignorant dont j'ai parlé, le paysan, n'a pas toutes ces envies. Nul n'a envie d'avoir envie. Dès lors, quelle est pour le paysan qui cultive simplement sa terre l'utilité de la vérité ?
– Mais quoi, Socrate, toi donc, tu ne la recherches pas cette vérité ? Et nieras-tu que tu éprouves une certaine joie lorsque tu tombes, bien rarement sans doute, sur quelque apprentissage ou sur quelque découverte ?
– Je n'en sais rien. C'est ce que nous verrons bien à l'issue de ce débat, lorsque tu m'auras instruit. En attendant, crois-tu qu'il soit possible de connaître la vérité ?
– Il est possible.
– Or, la vérité n'est-elle pas une chose infinie ?
– Elle l'est.
– Et l'intelligence de l'homme, est-elle finie ou infinie ?
– Finie.
– Et tu voudrais qu'on puisse connaître une chose infinie au moyen d'une chose finie ? C'est là une volonté impossible à satisfaire. Si quelques uns ont prétendu avoir trouvé la vérité et l'avoir raisonnée et expliquée aux hommes, cela n'est certainement pas autre chose qu'une amputation de cette vérité ou un modèle réduit. Les architectes qui se disputent la construction d'un temple ou d'un monument font souvent des maquettes représentant leur œuvre quand elle sera finalement construite. Cette maquette n'est qu'une représentation, et en dehors de la représentation, on serait bien incapable de s'en servir comme on se sert d'un véritable temple, en y priant, en y célébrant, en y donnant des oracles. On ne serait pas même capable d'évaluer des caractères du terrain comme le risque d'écroulement, ou encore la pluie et le vent. À quoi d'autre sert cette maquette qu'à montrer du doigt le véritable édifice, comme si elle était en tout point différente de celui-ci ? Or, avec le discours et l'intelligence, puisque ces deux-ci sont finis, que peut-on faire d'autre que de montrer du doigt la vérité ?
C'est comme si, mon cher Makétos, à mesure que l'homme perfectionnait son modèle réduit, le rendant de plus en plus réaliste en procédant détail par détail, il ne montrait pas la vérité du doigt dans toutes les directions, mais dans une seule direction très précise. Dès lors, n'accuserait-on pas cet homme de ne pas montrer la vérité mais d'en cacher au contraire la plus grande partie ? C'est d'ailleurs à ce titre qu'il existe plusieurs disciplines scientifiques. Les uns montrent du doigt les astres. Les autres montrent du doigt le corps. Il y en a encore qui montrent du doigt la terre ou le feu. Et ainsi, nous créons parfois même, au nom de la vérité, encore bien des sous-disciplines. N'as-tu pas la sensation qu'à mesure que nous étudions la vérité par notre intelligence finie, nous ne faisons que nous circonscrire à un point de plus en plus petit ? Aussi, en parlant des savants qui prétendent nous apprendre la vérité dans un domaine quelconque, ne devrait-on pas plutôt parler d'hommes qui détournent notre attention de la vérité au profit de leur imparfait modèle réduit, la cachant et l'obscurcissant ainsi tout entière ?
– Comment ? Que veux-tu dire ?
– Voici. Celui qui étudie dans un domaine particulier ne se ferme-t-il pas en réalité tous les autres domaines ?
– On peut le dire de cette façon. Je dirais plutôt que, par honnêteté, il s'établit dans une seule discipline afin d'approfondir celle-ci du mieux possible.
– Or, nous avons reconnu que la vérité était infinie.
– En effet.
– Ne dira-t-on donc pas, dans ce cas, que l'homme qui ne s'établit que dans une discipline ne pourra jamais découvrir d'autre vérité que dans son domaine ? Et ainsi, s'il venait à découvrir quelque vérité qu'il montrerait alors du doigt, ne sera-t-elle pas fortement restreinte ?
– Si.
– Or, non seulement il n'est pas nécessaire de connaître pour montrer du doigt, mais encore, qui sait combien de directions celui qui connaît ignore-t-il ? Où qu'on ne regarde pas, la vérité se prolonge. Avec mes yeux, j'aurais beau avoir la capacité de décrire tout ce que je vois devant moi et de poser sur chacune des visions un nom et une définition parfaites, néanmoins, il me faudrait encore tourner ma tête vers la gauche, vers la droite, vers le bas, vers le haut, et dans je ne sais quelles autres dimensions. Vois comme celui qui connaît ignore en réalité !
– En effet, malgré la connaissance que j'ai, je suis bien incapable de comprendre ton discours décousu...
– Alors, écoute ceci : les physiciens ne prétendent-ils pas que l'univers est strictement matériel et n'ont-il pas un certain dédain pour le mysticisme ?
– Si.
– Les mystiques ne prétendent-ils pas que l'univers est strictement mystique et n'ont-ils pas un certain dédain pour la physique ?
– Aussi.
– Et nous pourrions même aller trouver ceux qui expliquent l'univers non pas avec une seule discipline mais quelques trois ou quatre, la science des corps, la science des astres, la science des religions ou la science des mathématiques, que ce serait la même chose. Combien de sciences encore oublieraient-ils ou dédaigneraient-ils ? Eux aussi, ils se bornent à rechercher la vérité dans des contextes étroits. Leur problème ne vient-il pas de ce qu'ils n'ignorent pas comme le fait un véritable ignorant ? Car s'ils ignoraient totalement, au moins ils se proposeraient de répondre à toute question, et leur champs de regard ne serait plus limité à une seule direction mais se dirigerait aussi bien vers le bas que vers le haut... Ils ignoreraient totalement dans quel sens porter leur regard et par là-même ils le porteraient dans tous les recoins et dans toutes les dimensions. Ainsi, en véritables ignorants, ils ignoreraient tout et seraient aptes de recevoir toute vérité, d'où qu'elle vienne, alors que l'homme commun ne s'attend pas, à cause de son savoir, à découvrir autre chose que ce dont il a l'intuition.
Le bon exemple, c'est le scientifique. Il étudie la terre et les astres comme seules manifestations de la vérité. Eh bien, il serait pareil de dire qu'il sait, ou du moins soupçonne, déjà ce qu'est l'univers et non qu'il cherche à le savoir. Il le sait déjà, en effet, car il l'a déjà défini : pour lui, l'univers est matériel. L'ignorant, lui, ne ferait pas l'erreur d'un tel préjugé. Au contraire, il chercherait à savoir, avant de se lancer en science, si l'univers se borne à la matière, s'il se borne aux dieux, ou s'il a encore quelque qualité non perceptible...
Mais l'ignorant a un moyen d'être encore plus heureux que s'il cherche la vérité. Il a un moyen d'être très heureux en ne cherchant rien plutôt qu'en faisant comme certains scientifiques qui attribuent à des choses des noms savants. Nous serions en face d'une chaise et nous ignorerions totalement ce qu'est son nom que nous ne serions pas pour autant dans l'impossibilité de nous en servir. Nous ignorerions le nom de telle étoile ou de tel corps que nous ne serions pas plus dans l'impossibilité de le voir ou de le sentir. Mais au lieu de nous faciliter la compréhension, les mots ou les significations que nous donnons aux choses nous empêchent de les voir correctement, comme elles sont en réalité, en elles-mêmes.
Ainsi, pour reprendre l'exemple de la chaise, nous avons une vision courante de celle-ci qui est d'avoir quatre pieds et un dossier. Cette vision est d'abord et seulement une forme. Dans l'univers, aucune loi ne stipulait, avant que l'imagination de l'homme ne l'inventât, que cette forme en question était attribuée à la chaise. Son contour était admirablement différent du celui d'un arbre, par exemple, en une infinité de détails. Et ces détails, tous les papyrus d'Égypte ne suffiraient pas à les mettre à l'écrit, ni la mémoire de tous les hommes à les retenir. La spécificité de chaque forme tient en une infinité de détails qu'il est impossible de définir. En le faisant, au lieu de connaître véritablement, nous séparons quelques détails de tout le reste. Aucun objet n'est comme nous le percevons.
Celui qui sait cela n'essaie plus d'apprendre mais, au contraire, il préfère considérer qu'il ignore toute chose et que, indépendamment de lui, eh bien ces choses sont ce qu'elles sont. Cela est déjà un jugement parfait. Pourquoi donc, par notre imagination ou connaissance, leur attribuer un second jugement, nécessairement imparfait ? De ce fait, pour l'ignorant, le savoir n'est pas rangé quelque part dans la mémoire mais il est rangé dans l'univers lui-même. Et l'ignorant déborde de liberté car, face à un objet quelconque, il n'est pas forcé de l'envisager aussitôt comme sa signification donnée par les hommes l'y oblige ; en effet, il ne fait pas cette association étroite et automatique à chaque fois qu'il la perçoit. Il jouit de la liberté à l'égard des jugements imparfaits des hommes. Et l'ignorance est de ce point de vue le savoir le plus parfait qu'on ait jamais inventé.



IV. De l'univers et de Dieu.


Makétos reprit aussitôt:

– Ah, Socrate, si seulement tu pouvais avoir raison ! Non seulement nous nous connaîtrions parfaitement, mais encore nous connaîtrions l'univers jusque dans ces moindres détails, sans jamais l'avoir étudié. La science entière serait inutile. Cet univers dont tu parles serait la seule connaissance, la connaissance de lui-même. Or, comme nous faisons partie de lui, je suppose qu'il nous la partagerait. Amusant Socrate, mais l'ignorant que tu prétends être, s'il a réalisé son unité avec l'univers, devrait savoir de façon claire ce que je pense maintenant et il devrait pouvoir de cette façon me contredire aussitôt de façon magistrale et sans équivoque. Or, n'ayant pas réalisé cette union par l'ignorance, il voudrait nous la faire espérer ? C'est un peu comme si tu parlais de l'amour sans jamais l'avoir éprouvé.
– Certes.
– Si seulement l'univers était comme tu dis, réalité en lui-même ! Les pierres et les arbres seraient eux-mêmes pensants et conscients comme nous le sommes. Et s'il en était ainsi des pierres et des arbres, nous en dirions autant des animaux. Or, il y a si peu de conscience dans les animaux qu'il serait absurde d'en donner aux pierres. Et il ne me sera pas bien difficile de le prouver. En toute chose, les animaux agissent comme s'ils devaient à tout prix reproduire leur espèce et non de leur propre volonté. Est-ce là l'attitude d'une conscience ou d'une chose qui a un esprit ? Je crois que l'on peut sans crainte affirmer que non et alors, nous t'avons réfuté bien facilement.
– Pourtant, les animaux colonisent les airs, les monts et les fonds marins, alors que l'homme n'y parvient pas, avec son intelligence si grande, lui qui, d'ailleurs, si on pousse l'analyse, n'agit pas bien différemment que pour perpétuer sa race. Les animaux, de plus, supportent l'hiver et l'été de la même façon. Les oiseaux émigrent sans intelligence mais trouvent le meilleur endroit... Que répondrais-tu à cela ? Dirais-tu également que tout cela se fait sans conscience ?
– Mais oui, je le dis. Tu dois sortir de ton illusion, Socrate !
– Allons, apporte-moi donc quelque lumière.
– En dehors de l'être humain, et de la vie qu'il est à même de ressentir en raison des différences physiques que lui a conférées le hasard, et rien d'autre que le hasard, il n'y a rien que des atomes sans vie. La réalité qui les concerne n'est pas autre chose que la pensée que nous avons à leur égard. Et l'étude de cet univers qui nous entoure ne vise pas, comme tu le crois si fort, à la connaissance uniquement, mais elle a aussi pour but de donner aux choses une utilité pratique. C'est de cette façon, je le crois, la seule manière qu'on ait de tendre à un bonheur durable : en ayant à l'esprit, premièrement, qu'aucune réalité en dehors de nous n'existe – ce qui nous force à nous diriger en permanence vers la vie –, et en facilitant cette vie au moyen des commodités cachées que l'on découvre à partir de la science. Aucune science ne se fait sans connaissance. Faut-il enfin que tu comprennes ?
– Je m'y efforce, en tout cas. Mais mon ignorance, décidément farouche, résiste. Il faudra encore qu'elle fasse quelques soubresauts avant qu'elle soit définitivement exterminée par ton savoir. Aussi, je souhaiterais lui donner encore quelque temps libre cours et te contredire sur quelques points : en ce qui concerne le hasard ; en ce qui concerne la réalité ; en ce qui concerne l'utilité pratique de ce que nous avons ; et enfin en ce qui concerne la séparation entre cette réalité et les êtres animés.
– Vas-y, mais n'essaie pas de nous manœuvrer comme tu t'y es pris à propos de l'ignorance !
– Je n'essaierai pas.
– Alors, explique.
– Voici. À propos du hasard, je crois qu'il est osé de prétendre qu'il est seul à l'origine de notre monde.
– Ah bon, et quel autre explication verrais-tu ?
– Je ne sais si c'est aux dieux ou encore à une autre raison, mais je m'y connais en jeux de hasard. Et jamais, par exemple, je n'ai vu un dé se lancer tout seul sans qu'aucune main ne l'ait jeté – et les mains, jusqu'à preuve du contraire obéissent aux hommes qui les possèdent. Et, de surcroît, je n'ai jamais vu un dé réaliser lui-même le résultat qu'il venait juste d'indiquer. Or, si on croit que les lois scientifiques auxquelles il est sujet, telles que la gravité, la lumière, la vie, le feu, etc., sont le fruit d'un hasard ; encore faut-il expliquer comment ce hasard a pu être enclenché et, aussitôt qu'il l'a été, comment ce hasard s'est mis en place.
– Voudrais-tu faire croire qu'un Dieu (ou des dieux) est à l'origine de notre monde ?
– Je ne sais pas. Je pense que leur attribuer la cause des lois de notre univers comme elles sont ne reviendrait qu'à déplacer le problème. Qu'est-ce qui aurait pu pousser ces dieux à créer l'univers comme il est ?
– En effet.
– Je soupçonne plutôt que l'univers est infiniment plus grand que ce que nous en voyons. Aussi, il n'est peut-être pas limité à notre dimension matérielle, mais se prolonge autant qu'il peut exister de dimensions aux lois ou caractéristiques scientifiques différentes. Dans ce cas, le Dieu n'aurait pas pris de décision en fonction d'une volonté ou d'un stimulus quelconque, puisqu'étant infiniment originel – d'ailleurs, ces choses, les volontés et les stimuli, ne sont propres qu'aux hommes, puisqu'il faut leur obéir. Un tel Dieu serait la liberté elle-même. En effet, par la réalisation qu'il aurait opérée, il serait libre à l'égard de toute contrainte : il serait la décision.
Or, la décision, puisqu'elle est à l'origine de tout, est l'être. Et cet être, c'est celui que nous ressentons en proportion de notre divine liberté d'esprit lorsque nous avons à prendre des choix. Encore faut-il que nous soyons vraiment libre et que nous prenions véritablement des décisions. Car, à ce sujet, je dois préciser qu'il y a deux sortes de libertés. L'une est la liberté du corps à l'égard de l'esprit – celle-là n'est point la véritable liberté –, l'autre est la liberté de l'esprit à l'égard du corps, c'est celle-ci qui est le propre de Dieu. Ainsi, de cette réflexion sur le hasard, il ressort l'inverse de ce que tu expliquais : en dehors de l'esprit, rien n'est réel. Et, ce n'est pas à travers le corps qu'il faut chercher une quelconque réalité. À mon avis, la véritable réalité n'est pas en nous mais au-delà de nous.
Et l'univers, comme je le soutiens, a bien une réalité tout entière, indépendante du sujet et indépendante de l'homme. On parle de teintures, par exemple, en disant qu'elles sont bleues, qu'elles sont rouges, qu'elles sont en terre, ou qu'elles sont en liquide. Eh bien, il faut examiner notre façon de parler de ces teintures et aussi de toute chose. Je crois que nous pourrions, de cette façon, déduire une incomparable vérité...
– Et laquelle ?
– Celle-ci. Avant qu'une chose soit bleue, encore faut-il qu'elle soit, tout simplement. Sans l'être, qui est la condition à toute chose qui est, aucune qualité ne pourrait s'ajouter, comme le bleu ou le rouge. Ainsi, «l'être», «la présence», «Dieu», cela est au fond même de chaque chose, y compris dans la pierre, bien que cela soit masqué par les qualités que nous ajoutons après que nous disons qu'une chose est.
Ensuite, une expérience toute simple peut nous permettre de comprendre que cette réalité est partout et qu'elle est indépendante de nous. Le simple fait que nous soyons arrivé au monde et que l'univers ait eu l'aspect qu'il a, sans que nous l'ayons choisi, suggère naturellement que ce monde en question était déjà mis en place avant notre arrivée. En terme de réalité, il est lui-même et ne saurait dépendre d'une imagination quelconque, surtout de la nôtre. Seul un être dispose de la magnifique stabilité qui caractérise l'univers. Lorsque nous nous endormons le soir et que nous nous réveillons le matin, ce que nous avons eu l'habitude de voir n'a pas changé. Le ciel est toujours bleu clair, la mer est toujours bleu foncé. Cette stabilité contraste avec la frénésie de notre imagination. Nous pourrions dire que l'univers a une mémoire de lui-même. Si, par exemple, nous cachions dans un coin d'une forêt une épée et que nous venions la retrouver un an plus tard. Elle y serait toujours, parce que l'univers aurait mémorisé tout au long de l'année la position de cette épée.
Par ailleurs, comment se peut-il que les choses en mouvement soient propulsées par leur propre mouvement ? La seule réponse à cela est que l'univers sait ce qui avance au moment du présent, qu'un coureur, par exemple, était déjà en mouvement un instant avant. Cela suggère la réalité non seulement du présent, mais encore d'un instant avant le présent. Et si un instant avant le présent est réel, pourquoi ne le seraient pas tous les instants du passé réunis ? D'ailleurs, il faut avouer que la limite entre le passé et le présent est bien floue. Ainsi, qui dit que le présent n'est pas une sensation ? Voire, qui dit qu'il n'est pas la décision ? Si nous avions une mémoire ou un potentiel de décision plus performant, qui dit que le présent, au lieu de durer environ une seconde, ne durerait pas un an ou toute une vie ? Qui dit qu'à l'échelle de l'univers, le présent n'est pas l'éternité ?
Or si l'on en croit ce que j'ai affirmé sur la décision, à savoir qu'elle est véritablement l'être, le présent, alors on peut conclure ceci : notre petite échelle de décision humaine correspond à notre présent humain, lorsque l'échelle de décision de l'univers entier correspond à l'être ultime de Dieu, une décision ultime, un présent éternel.
Celui qui s'emploie à s'interroger sur le présent et le futur peut répondre de cette façon et écarter, de ce fait, tout discours qui viserait à dire que ni la liberté de l'homme, ni celle de Dieu n'existent : le futur est ce qui est encore incertain. Et si cela est encore incertain, c'est parce que des décisions doivent être prises pour que le futur existe ; or, celles-ci ne sont pas encore prises.
Si, au contraire, la décision n'existait pas, il n'y aurait pas de présent et le futur existerait déjà. Dans ce cas, aucune conscience n'existerait et l'univers serait comme un infime tracé sans fin. Serait-il différent d'affirmer que l'univers serait inconscient, inhabité ? Et pourtant, c'est ce que vous, les scientifiques, affirmez. Vous affirmez que si nous pouvions réaliser à nouveau un ordre comme par le passé en disposant les particules de la même façon, tout se reproduirait à l'identique. Mais moi, je réfute cette affirmation en prétendant que si tel était le cas, alors le présent qui est l'incertitude, la décision, n'existerait d'aucune façon. Aussi, notre séjour sur terre n'a pas d'autre utilité, de mon avis, que de nous permettre d'exercer notre potentiel de liberté et de décision afin d'être à même de passer spontanément de la mort à la vie, de l'inertie à la décision.
– Ainsi, tu crois qu'il est possible à un homme de décider ? Mais de quoi au juste ? Quelles décisions avons-nous ?
– Justement, nous en avons peu. Mais comme tu parlais de l'utilité de telles ou telles choses, en suggérant que nous devons les rechercher et les employer pour notre bonheur, je suggère que chaque élément de l'univers ou de l'existence a son utilité. Je ne parle pas de l'utilité du feu pour cuire ou de l'utilité des plantes pour guérir. Cela n'est que le premier degré d'utilité. Ainsi, l'utilité première d'une prison serait d'emprisonner, mais l'utilité seconde serait de s'en libérer. Ce qui est bâti est fait pour être démoli, ce qui emprisonne est fait pour qu'on s'en libère. Nous sommes en quelque sorte ici parce que la décision est nécessairement à prendre pour que la vie soit réalisée. Et la décision procède d'une libération. Dans un univers composé d'atomes et de trajectoires seuls, et où la décision est absente, quelle serait la place d'esprit ? Aucune. En tant qu'hommes avec un pouvoir de décisions, nous serions pareil à des carrefours à deux embranchements seulement. Je crois qu'il serait pareil de dire que de tels carrefours n'existent pas. C'est pourquoi je soutiens à nouveau que l'homme est la décision et que cette décision procède d'un principe de décision, Dieu.
– Allons-donc ! Et que nous débiteras-tu encore sur ce principe de décision ?
– Qu'il est ce que tu niais tout à l'heure. Ce n'est pas par nature un mécanisme, contrairement à toute autre chose qui lui obéit et qui en découle. Ainsi, toutes les qualités humaines, que ce soit la paresse, la jalousie, l'orgueil ou même la politesse, font partie de ces mécanismes. J'ajouterais même la personnalité car elle nous fait croire en une idée de nous-mêmes dont nous sommes bien peu capables de nous débarrasser et que nous n'avons généralement pas choisie. L'homme qui obéit à ces qualités n'est ni plus ni moins que le sujet d'un facteur domina
nt. En revanche, la décision ultime n'appartient à aucun contexte, ni celui de l'amour, ni celui de la personnalité, ni celui de la politesse. Toutes les qualités de l'univers procèdent de cette décision ultime. Elle est comme l'eau qui irrigue la terre et s'infiltre partout et qui permet de différencier des océans, des fleuves, des lacs. Ces différents types de récipients sont comme toutes les qualités auxquelles les hommes s'assujettissent. Mais Dieu, qui est comme l'eau, ne saurait y être sujet.
La pensé de l'homme est un art un peu comme celui de canaliser l'eau dans des tuyaux et des bassins. Penser n'est pas, comme on irait croire, une façon d'être plus réel. Et en cela, l'homme qui pense n'est pas plus réel que l'animal qui ne pense pas. Je dirais même que le fait de penser et de définir intellectuellement l'univers est une chose dangereuse, car cela peut être une façon d'augmenter l'espace de la canalisation tout en réduisant l'eau qu'elle contient. Une telle canalisation ne canaliserait plus rien. Elle se laisserait aller à ses propres fantaisies. Elle pourrait même en arriver à ne plus contenir d'eau comme certains penseurs qui en arrivent parfois à penser qu'il n'y a pas «l'Être» qui irrigue rien, mais à croire que tout n'est que pensées et viscères... Voilà ce que je dis au sujet de cet être suprême qui est la décision.


Alors, Makètos, qui s'était apaisé progressivement au fil de mon oraison, me déclara sur un ton dubitatif :

– Ma foi, bien que ce soit très mal exprimé, je commence un peu à être d'accord avec toi. Mais, tu dois encore nous parler de l'utilité pratique de l'univers et de la séparation entre les êtres animés et cet univers. Alors je t'écoute.



V. L'utilité de la science.


Je repris donc :

– Je crois, mon cher Makètos, qu'il n'y a qu'une seule utilité à l'univers : la prise de conscience. Et ceci est pris très au sérieux par les dieux qui commandent aux hommes de ne pas s'en écarter comme le font certains qui ne recherchent pas la libération mais, au contraire, s'aliènent le plus possible aux dépendances, notamment à cause des envies.
D'une part, je crois qu'il était obligé que l'homme ait la possibilité de prendre des mauvais choix, sinon il n'aurait aucune possibilité de vraiment choisir et de prendre un bon choix, par opposition à un mauvais. Il fallait donc que l'homme puisse prendre la direction totalement opposée à la sagesse en n'élevant pas son âme mais en parvenant à une vie capable d'ignorer totalement l'être et la nature profonde des choses, par tous ces profits dont tu parles, ceux qu'apporte la science. Mais tu dois encore remarquer une chose !
– Laquelle ?
– Que ces profits, bien qu'on soit tenté de croire le contraire, n'apportent aucun bienfait.
– Prouve-le !
– Parce que les choses sont compliquées et demandent une plus longue préparation ou une plus grande technique, apportent-elle un plus grand bienfait !
– C'est nécessaire...
– Eh bien, laisse-moi te donner un exemple, rien qu'un seul. Celui de nôtre alimentation qui pu se contenter de fort peu et qui, pour presque tous les hommes est devenu très compliquée et s'est associée des techniques et des métiers très nombreux. Remarque bien que nous sommes le seul animal qui ne trouve pas, ou qui croit ne pas trouver, dans la nature l'alimentation qui lui convienne sans rien chercher d'autre.
– Donne donc ton exemple.
– Il existe pour l'homme, les affamés le savent, quelques savants moyens de se nourrir sans pour cela avoir recours ni à l'agriculture ni à l'élevage, ni même à la chasse. Laissés à eux-mêmes les naufragés racontent qu'ils mangèrent des fruits en presque toutes saisons, que les racines et les feuilles faisaient des soupes, que les bourgeons, les jeunes pousses, les graines sont parfois comestibles. Chez certains peuples qui ne pratiquent pas l'agriculture dont quelques témoignages nous sont parvenus, on dit que cette façon de se nourrir est une science partagée par tous les hommes, ce qui permet à ces individus de vivre très longtemps sans les remèdes que nous connaissons, simplement par ce qu'ils n'ont pas dévié de leur nature.
Mais je veux prouver que l'alimentation grecque et aussi, dans l'ensemble, celle des barbares dont certains ont une cuisine plus gourmande et plus compliquée que la nôtre n'est meilleure en aucune sorte. L'agriculture apporte certes de quoi nourrir ceux de la campagne et de la ville, mais cela suppose qu'on ait besoin de métiers de la ville que la campagne n'offre pas. Oui, tu me diras, nous avons besoin de médecins, d'hommes de loi, et de tant d'autres métiers. Mais je te répondrai que de tels métiers existent seulement pour réparer, et dans l'ensemble ils échouent, le tort dont ils sont coupables : celui de s'être éloigné de la terre mère et d'avoir ainsi nécessité que l'agriculture doive produire davantage. Car en effet, lorsque l'on cultive la terre toute la journée, et que ceci n'est réservé qu'à une faible partie de la population, on récolte bien vite des maux de colonne vertébrale, ce qui demande les médecins ; sans parler des innombrables techniques à mettre à profit pour rendre plus facile une tâche hardue. Le matériel, comme il demande des capacités, n'est pas fabriqué par le paysan lui-même mais par un artisan, et il faut un homme capable de théoriser et d'organiser le fonctionnement d'une telle société où il existe plusieurs métiers. En plus de cela, il a fallu que l'homme veuille goûter à d'autres aliments que auxquels sa nature délicate le prédistinait, les animaux et cela ne se fît pas sans graves maladies contre lesquelles les médecins, pour répondre, devaient disposer de remèdes, nécessitant du temps et de l'expértise. Les remèdes, pas toujours effiaces, rendaient parfois quitte d'une maladie contre une autre. Et le médecin lui-même, auprès des malades, tombait malade. Tu vois que l'homme, parce qu'il complique l'oeuvre de la nature, n'a pas fini de tenter d'éliminer les effets qui au fond sont désastreux et le privent du bonheur ? Vois si nous n'avions pas été plus heureux comme des merles, des singes ou des chiens, mais avec la raison qui permet de philosopher en plus ? Au lieu de cela, il faut que nous soyons en permanence au fourneau pour nous plaindre quand le plaisir n'est pas assez grand, pour se faire la guerre pour mille raisons, et pour mourir sans avoir eu le temps d'utiliser notre intelligence à la compréhension des choses divines...
Je voudrais bien, également, te citer un autre exemple, celui du déplacement. Car il est manifeste que ce qui pousse à rechercher davantage et ce qui est autre, c'est notre incapacité à jouir de ce qui est présent. Aussi faut-il que nous cherchions en permanence ailleurs et, lorsque ceci se combine à la recherche technologique, cela donne des effets bien pervers, ainsi qu'il en va pour l'équitation.
– Quoi, critiquerais-tu donc l'éducation aussi, après avoir critiquer l'agriculture, l'élevage, la médecine et tous les métiers humains ?
– Oui, car bien qu'elle soit utilisée pour se déplacer plus rapidement, elle n'a pas diminué les temps de déplacement mais, bien au contraire, elle eut l'effet de les rallonger. En effet, au lieu de se contenter de ce qui était à sa portée en un quart d'heure de marche, l'homme s'est mis à vouloir ce qui était à une heure de cheval.
Et j'aurais du mal à t'énumérer toutes les choses que prisent les hommes et qui ne font que lui créer des problèmes. La possession d'esclaves attire sur celui qui les possède bien des soucis : veiller à ce qu'ils n'enfuient pas, à ce qu'ils soient en bonne santé et à ce qu'ils ne se dérobent pas au travail. De même, le tyran a beau avoir une armure en fer et une garde personnelle rapprochée, il risque d'être assassiné plus que tout autre homme. Au fond, en examinant tout ce que nous pouvons utiliser pour notre confort, en partie grâce à la science, nous nous rendons compte que si nous n'avions ni cheval, ni armures, ni souliers, ni remèdes, ni plaisirs qui comblent l'ennui, ni monuments, etc., nous n'aurions pas non plus besoin de nous déplacer rapidement, de nous défendre, de marcher longtemps, de nous guérir de maladies, de parer au stress, de travailler, de nous reposer, d'élever des monuments.
– Et que ferions-nous de temps en si grande quantité ? Quelle sorte de bonheur pourrait-on espérer ? L'ennui ne viendrait-il pas peser sur nous comme une chape ?
– En fait, nous nous satisferions de tout ce qui est sur place et nous n'aurions de travail autre que l'élévation de notre âme. Les services que rendent la mise en pratique des découvertes scientifiques ne servent qu'à ajouter des préoccupations et des métiers qui facilitent ceux qui existent déjà. Cependant, aucun ne facilite notre bonheur. Qu'on supprime tous les métiers et toutes les dépendances, et nous n'aurons plus besoin d'aucun d'entre eux. Mais nous préférons au contraire en ajouter. Voici comment les dieux nous punissent, parce que nous ne visons point à nous améliorer mais voulons satisfaire notre paresse, notre plaisir, notre orgueil : chaque chose que nous avons cru bon d'utiliser pour accroître ces défauts nous a demandé plus de travail, plus de souci et finalement cela n'a pas apporté la satisfaction espérée, mais de nouveaux maux. Et tu peux voir quelle subtile gestion divine permet d'orchestrer tout cela... Quelle n'était pas notre prétention en modifiant leur création ! Nous voilà bien punis.


VI. Disgression sur la mort.


C'est là que Théophane, qui nous écoutait discourir depuis un bon moment déjà, comme je sentais ses yeux pleins de remarques et de questions, m'interrogea :

– Mais alors, Socrate, les dieux ne nous envoient-ils que des punitions ? À t'entendre, on le croirait !
– Parce que nous ne les écoutons pas, mais ils nous envoient aussi des messages et des présages.
– Mais comment ces messages se manifestent-ils ?
– J'ai bien une théorie à ce sujet, mais nous devrons nous écarter de la question sur l'utilité de la science. Et il faut pour cela que Makètos soit d'accord.

Il fit signe que oui, alors je m'essayai à répondre à Théophane.

– Je crois, mon cher, qu'ils se manifestent par leçons très simples, à notre portée. Les dieux, en effet, sont d'excellents pédagogues. Ce que nous observons ici-bas, nous pouvons le projeter sur une plus grande échelle : l'échelle divine.
– Par exemple ?
– Par exemple, nous voyons la différence entre les animaux et nous. Alors, nous pouvons comprendre la différence entre nous et le sage. Qui plus est entre le sage et Divinité. Nous voyons les inconvénients de la gourmandise et des sucreries, alors nous pouvons comprendre que tout plaisir, dans l'ensemble, a les même défauts, non seulement pour le corps mais aussi pour l'âme. Parce que nous voyons la mauvaise santé du corps, nous pouvons comprendre la mauvaise santé de l'âme. Il y a aussi la pollution, lorsque l'environnement et le bien publics ne sont plus respectés. Celle-ci en effet suggère une pollution spirituelle, car les mentalités sont le lieu où réside la véritable pollution plutôt que dans les rivières ou les rues passantes. Nous voyons des puissances terrestres, avec seigneurie sur les corps, et alors nous pouvons imaginer la puissance spirituelle, avec seigneurie sur les esprits. En voyant la lumière du soleil, on comprend l'idée de lumière divine. Les défauts des autres nous rappellent les nôtres. Les défauts d'une chose particulière nous font comprendre les défauts de la totalité...
Comment les anciens auraient-ils pu raconter ces fables si vraies sur les dieux en prenant pour exemple des hommes ? C'est nécessairement que l'ordre divin, pour nous instruire, projette une partie de son ordre dans le nôtre afin que nous le comprenions et puissions y accéder ! Le meilleur enseignement divin se fait par l'usage des paraboles...


C'est alors que Makètos reprit :

– Et à quoi voudrais-tu accéder étant mort ? Il n'y a aucune continuité. Ou bien celle-ci ne concerne que l'univers, et non nous, ainsi que tu le prétendais tout à l'heure.
– Par Zeus, mais ne faisons-nous pas partie de l'univers ?
– Si.
– Et celui qui parviendrait à exister non plus en tant que Socrate mais en tant que partie de l'univers, ne serait-il pas éternel ?
– Si.
– J'en conviens : il ne s'agit pas d'être sa propre continuité mais de dépasser les notions qui nous rendent prisonniers de nous-mêmes.
– Et comment s'y emploie-t-on ?
– Par notre auto-destruction !
– Par Zeus, alors tu es sur la bonne voie !
– Oui, car si ainsi que je l'ai affirmé, «l'Être» est en effet comme de l'eau qui irrigue chaque chose, alors briser nos étroites canalisations individuelles n'a d'autre effet que de libérer «l'Être», prisonnier qu'il était des destinations de sa pensée, des envies, des actes conditionnés par le corps, prisonnier de son idée de lui-même et encore de son individualité...
– En effet, tu dépasses les bornes de l'absurdité. Mais je crois plutôt que toutes ces sornettes ne te servent qu'à parer ton angoisse de la mort et à t'empêcher de profiter convenablement de la vie. Comment faut-il te faire comprendre qu'il n'y a rien après la mort ?
– Pourquoi dis-tu «après la mort» ?
– Eh quoi, que devrais-je dire ?
– Tu ne devrais rien dire. S'il n'y a rien, il n'y a pas même la notion de temps, «
d'après»...
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que si la mort met une fin à tout ce que nous sommes, ainsi qu'à tout ce que nous percevons, elle met aussi une fin à notre perception du temps. Et si nous disons qu'un homme est mort, nous devons tout lui retirer, y compris le temps. S'il faut croire que tout ce qui nous concerne cesse d'être en même temps que nous, aucun instant ne pourrait succéder à un autre. Nous cesserions d'exister, le temps aussi ; le néant serait dans l'impossibilité de se réaliser. D'ailleurs, pour reprendre un raisonnement chéri des scientifiques, celui des probabilités, puisque le temps est infini avant et après nous, alors si nous devions être tantôt réel tantôt irréel, autant dire que nous serions toujours irréels, donc inexistants...
Aussi, je ne crois pas que ce soit le cas du fait que notre conscience est bornée à notre vie et notre vie seule. Elle ne s'aventure ni avant, ni après. Les seuls moments dont nous saurions avoir conscience sont ceux qui nous concernent ; ils ne peuvent être que les moments de vie. C'est comme si celle-ci s'écoulait éternellement, comme si elle avait toujours eu lieu, bien qu'elle donne l'impression de se finir. D'ailleurs, il est absurde de dire que la mort est. Car par définition, comme le néant, la mort n'est pas.
– Je ne vois toujours pas comment la mort permet d'accéder à l'ordre divin.
– Vois, prenons pour exemple le corps : il n'y existe aucune partie mais un ensemble uni depuis le bout des cheveux jusqu'aux ongles des orteils et dont je peux dire qu'il est «moi». Pour que mon ongle soit «moi», il faut qu'il ne soit plus lui-même, n'est-ce pas ? Or, je crois que mon ongle a plus grand avantage à être moi que lui, car sa nature est d'être gaspillée, et j'ai en général bien peu le souci de le conserver. Je ne juge pas utile, en effet, de m'affliger lorsque celui-ci se cogne ou lorsqu'il se déforme, tant que cela ne met pas en danger ma vie personnelle. En étant un corps uni, je n'ai donc plus qu'un seul souci pour moi-même au lieu des mille soucis qu'auraient les mille parties de mon corps si elles étaient séparées. La preuve est qu'on peut légitimement dire que, si je perdais mon ongle en quelque circonstance, je n'en continuerai pas moins de vivre, de même que si je perdais mes cheveux. Tu peux d'ailleurs t'apercevoir toi-même qu'un certain nombre me manque. N'est-ce pas là dire que puisqu'elles se défont de leur individualité, les parties de mon corps vivent éternellement en tant qu'un ensemble ? Certains scientifiques ont même suggéré que plusieurs fois dans la vie d'un homme, sa matière se changeait et se renouvelait tandis que les membres, eux, restent. Un tel commerce m'est bien indifférent, puisque ma vie n'est ni dans ma matière, ni dans mon ongle et peut-être même ni dans moi-même. En supposant en effet que comme l'orteil je puisse par le moyen nécessaire – qu'on appelle la philosophie – cesser d'exister en tant que moi-même mais être en tant qu'univers, la chose qui cesserait d'exister lorsque le corps de Socrate trépassera ne sera pas davantage qu'une simple partie de ce que «je» suis réellement, l'univers qui contient tout.
– Pour ce qui est de la mort, en définitive, tu ne nous apprends rien car tu ne fais que parler sur le base de la seule imagination.
– Pas seulement. Je pourrais te rapporter le témoignage de certains qui, au seuil de la mort, se sont senti très éloigné des préoccupations qui tourmentaient normalement leur ego, et vertigineusement au-dessus de leur identité terrestre.
– Peut-être, mais ils ne sont pas mot. Tu serais bien incapable de mourir et nous rapporter ensuite ce que tu verrais dans la mort, Socrate ! Je veux bien garder mes présomptions, comme quoi il n'y a rien «après», ou «au-delà», si tu préfères, si tu gardes les tiennes. Et si chacun de nous garde ses présomptions, alors le doute qu'il y ait rien ensuite nous fait envisager avec un œil bien différent comment nous devons faire usage de notre vie. Et je soutiens qu'on n'en fait pas meilleur usage qu'en en jouissant. S'il n'y a rien après, on n'a rien perdu à jouir de la vie. S'il y a quelque chose, on en profite que l'on en ait joui ou non !
– Eh quoi ! Si tu devais mourir demain, est-ce que tu t'enivrerais et est-ce que tu ne ferais que des jeux ? Ou plutôt, est-ce que tu n'essaierais pas d'accomplir quelque chose d'utile, de respecter tes promesses tenues jadis, de léguer autour de toi des marques d'amitié et de laisser un bon souvenir ?
– Si
– Or, que ce soit aujourd'hui ou demain, nous mourrons tous un jour. Et peut-être même est-ce dans la minute, sans que nous le sachions. Celui qui sait cela s'occupe de se préparer tous les jours. Or, je ne crois pas qu'il soit douloureux de se préparer à mourir, qu'on ait ou que l'on n'ait pas de croyance en l'au-delà. Car crois-tu que l'amour pour nos proches et le fait d'être respecté par les hommes ne fasse pas partie du plaisir ? Sinon, pourquoi certains hommes brigueraient-ils la gloire et les honneurs ?
– Certes si, cela fait partie du plaisir.
– De même, ne crois-tu pas qu'être respecté et aimé, même après avoir expiré, fait partie du plaisir que nous éprouvons lorsque nous sommes en vie ?
– On peut le croire.
– Alors il appartient au plaisir d'être honorable de mener une vie sainte et respectueuse, qu'on le fasse pour l'estime de nos proches et des hommes si on ne croit pas aux dieux, ou qu'on le fasse pour les dieux si on y croit. À ce sujet, il me faut d'ailleurs ajouter une chose...
– Et quoi donc ?
– Il me faut tisser un parallèle entre la mort et la notion de plaisir comme nous venons de l'évoquer, car la mort est un véritable plaisir...
– Un plaisir, mourir ?
– Oui, c'est un plaisir, mais non pas de ceux que nous avons au premier regard ou à la première impression. Il s'agit du même plaisir que celui de l'athlète, en particulier celui qui court une grande distance. Vois-tu ou je veux en venir ?
– Nullement.
– Eh bien, lorsque l'athlète court une grande distance, à chaque instant, il peut éprouver du plaisir immédiat et éphémère en arrêtant sa course et en laissant ses jambes, son cœur, ses bras, se reposer ; c'est un plaisir de même ordre que celui de boire ou de manger, de satisfaire à l'entretien et aux nécessités du corps. Mais un tel plaisir n'est pas compatible au but que s'est fixé l'athlète, à savoir : remporter la victoire, ne pas céder au milieu de l'épreuve. Et être victorieux ou, au moins, avoir réussi à finir l'épreuve, si c'est une course de fond par exemple, est un plaisir infiniment grand en comparaison de celui de s'être arrêté un instant. Et ce plaisir d'être arrivé au bout est contraire au plaisir de se reposer pendant la course en ce que ce plaisir est justement suscité par l'adversité, par la difficulté, par l'épreuve. À première vue, l'épreuve est une douleur et une difficulté. Mais, si l'on réfléchit à l'utilité des épreuves et si on se met en tête de les remporter, alors une épreuve qui est remportée n'est plus une douleur mais un bien suprême. Et la vie est similaire à une course de fond en ce qu'elle demande de bien tenir les rênes de la vertu, de la sagesse et de l'amour, jusqu'au bout. Quand on y est parvenu, c'est un réel plaisir...


Quelques-uns furent particulièrement enthousiasmés de cette petite réflexion et voulurent me féliciter. Mais je ne cherchais pas à me faire glorifier et surtout, je n'avais pas terminé. Alors, avant qu'ils n'en eurent le temps, je repris :

– Car toute chose est sujette au temps, chaque existence se termine. On y peut rien. Même Athènes passera et ne sera un jour plus qu'une ruine et des cendres. Même les ouragans, les tempêtes, les feux, les armées qui seront venus à bout d'Athènes n'existeront plus. Que nous sert de bâtir nos vies ou nos villes ? Cela est bien vain puisque si l'on essaie de durer, le temps est notre ennemi et il aura forcément raison de nous un jour.
En revanche, si nous avons un but de finir et si nous espérons que notre action se terminera, le temps est notre allié, et quel allié ! Il est semblable à la délivrance, à la ligne d'arrivée. Aussi, il vaut mieux avoir le temps en tant qu'allié plutôt qu'ennemi. Et dans cette optique, il vaut mieux avoir une vie d'effort dont on sait que l'on sera un jour délivré et qu'on sera toujours fier d'avoir accomplie, comme celui qui est arrivé au bout de la course, plutôt que de mener une existence de volupté et craindre la mort, comme les tyrans.

– Mais cette crainte de la mort est légitime, Socrate ! Ceci, de par le fait que nous ignorons totalement, toi comme moi, ce qui nous y attend !
– Eh quoi, comment en es-tu sûr ? À chaque moment, ne mourrons-nous pas déjà ?
– Je ne te savais pas mort, ni moi-même !
– Et pourtant, examine la chose : nous aspirons et nous libérons de l'air à tout instant. La matière entre dans notre corps et elle en sort. Tantôt, nous dégustons quelques aliments et après, nous les rejetons en sels. Parfois même, nous perdons un membre à la bataille et on raconte que certains s'en virent pousser. Ce flux permanent de matière renouvelle chacune des parties de notre corps, qu'il rend plus fortes, plus faibles, ou les supprime ! Nous serions bien incapable d'être toujours semblables. Les modifications que nous subissons sont si nombreuses que c'est comme si le «moi» de l'instant précédent était mort au profit du «moi» de l'instant présent. En tout cas, il en est ainsi pour le corps. Nous pouvons dire qu'il n'y a pas des corps dont l'un serait le nôtre mais une infinité de corps dont nous sommes nous-mêmes composés qui se modifient et commercent sans cesse entre eux : les eaux de mer au rythme de la marée, la chair avec elle-même au rythme des repas, et la chair avec l'air au rythme des respirations...
– Cependant, je crois bien que cela ne se limite pas aux corps. Cela concerne aussi quelques-unes des qualités que nous donnons à l'âme, telles que la volonté, le désir, ou même l'intelligence. Un jour, tu as la volonté d'aller te battre, et tu jurerais que rien ne t'empêcherait, pas même ton père ou ta mère te suppliant ; et le lendemain, tu dors si profondément qu'aller à la bataille est le dernier de tes soucis ou encore que tu as eu une soudaine peur ! Ainsi, quelle continuité y-aurait-il entre ces deux êtres ou du moins, entre leurs deux volontés respectives ?
En fait, mon ami, si nous sommes à la fois le fruit de l'arbre et l'excrément, l'air et l'eau, le courage puis la peur, l'intelligence puis le manque d'intelligence, il faut croire nous mourrons déjà à chaque instant. Notre esprit, puisqu'il passe en un instant de la joie à la tristesse, de la veille au sommeil, du courage à la peur, et notre corps, puisqu'il se vide, se remplit et se change, ne meurent-ils pas davantage pendant notre vie qu'à notre mort ?
– Et que fais-tu de la mémoire, Socrate ?
– Eh quoi, que vient faire celle-ci ?
– Elle est garante de la continuité qui existe entre nous et notre passé.
– Crois-tu ? En ce moment même, as-tu souvenir de tout ce qui t'es arrivé de toute ton histoire ? Ou bien, est-ce que cela n'est pas rangé dans quelque tiroir que tu es prêt à tirer au moment venu, mais fermé la plupart du temps ?
– En effet, peut-être puis-je te concéder cela. Je sais que j'ai une mémoire et je ne l'ai pas en ce moment sous les yeux. Néanmoins je l'ai.
– Ainsi, pas même la mémoire n'est garante de notre continuité puisqu'elle est le plus souvent rangée dans un tiroir. Alors, je crois qu'il faut admettre que nous mourons et renaissons à chaque instant et qu'ainsi, il serait absurde d'avoir quelque souci de la mort car ce n'est ni plus moins que l'aboutissement d'une longue répétition. L'admettras-tu ?
– Je crois que oui, je vais l'admettre, pour te faire plaisir et parce que la discussion vient à durer plus qu'elle ne devrait !
– Eh bien, de cela, il ressort que la mort n'est pas plus douloureuse que le sommeil et que le philosophe craint davantage pour son idéal et son but que pour lui-même, puisqu'il meurt et renaît sans fin... Il s'attache à être imperturbable et ne veut dépendre d'aucune caractéristique.
– Il m'accorda ce point, ne voulut pas davantage qu'on le commentât, comme si cela n'avait aucun intérêt, mais il voulut qu'on en revînt à la science et que l'on reprît la discussion au sujet de l'utilité de la science. Il semblait, en effet, avoir été très agacé lorsque je prétendais que la science n'avait aucune utilité. Alors, comme je fis mine d'accepter, il s'en prit à nouveau à moi. Je sentais bien qu'il n'avait plus très envie de discuter, mais qu'il souhaitait plutôt me faire admettre quelque tort sur quelque sujet, afin de ne pas quitter la discussion sans avoir brillé.


VII. Retour à l'utilité de la science. De l'infinité de l'univers.


– Ce que tu as prétendu tout à l'heure sur la science, en revanche, on ne peut guère le soutenir et, à ce sujet, il faut bien que tu admettes que toi-même tu es en contradiction avec tes propres propos, Socrate. Et je crois qu'aucune démonstration ne pourrait alors mieux nous prouver ton erreur.
– Ah, mais je t'écoute avec intérêt si grâce à toi je peux mettre en lumière l'un de mes défauts et le corriger.
– Ne fais pas l'ironique, je ne t'apprendrai rien de tes défauts car tu les connais. En revanche, je veux que tout le monde sache que tu as tort et qu'il ne faut point t'écouter.
– Eh bien, dis quand même.
– Ainsi, si j'ai bien compris, tu affirmes que nous n'avons pas besoin de chacune des commodités que permet la science, car toutes procurent des effets pervers et des coûts en temps et en argent et que, si l'on devait calculer la somme des avantages et des contraintes, ces derniers apparaîtraient plus grands ?
– Je l'affirme.
– Eh bien, je ne m'amuserai pas à réfuter un raisonnement aussi manifestement faux, étant donné que l'évidence seule suffit à s'en rendre compte. Je crois, cher Socrate, qu'il suffirait de jeter un coup d'œil autour de nous ! Vois comme il est plus pratique de dessiner avec un pinceau, de pétrir la pâte avec un rouleau, d'avoir chaud avec des vêtements... Et si jamais tu en doutais, nous pourrions interroger un peu tous ceux qui t'écoutent pour se rendre compte très vite qu'aucun ne pense comme toi...
– En effet, si tous pensaient comme moi, je n'aurais rien à dénoncer. Pour ce qui est du pinceau, il est certes plus pratique pour dessiner. Mais encore faut-il qu'on ait besoin de dessiner ! La nature n'est-elle pas déjà somptueuse ? De même pour la nourriture, nous n'avons pas besoin de pain ! Celui qui va plus au sud n'a-t-il pas des fruits en toute saison, ainsi qu'une chaleur convenant parfaitement à la nature humaine ?
– Soit, on peut encore imaginer qu'il soit possible de vivre de manière si arriérée, sans art, sans commodité, dans le chaud, comme c'est le cas, dit-on, de certains barbares en pays d'Afrique ! Rien ne t'empêche d'aller vivre avec ces hommes que tu envies. Mais, je sais ce que tu me répondras : que le médecin doit vivre auprès des malades. Je crois plutôt que nous sommes les médecins et que c'est toi le malade, mais du genre de ceux qui, bien qu'ils profitent de la compagnie des médecins et ne sauraient s'en défaire, critiquent avec vigueur tous les remèdes qu'ils proposent...
Pour en revenir à ton discours, là où il devient impossible de l'accepter, c'est lorsque tu affirmes que la science qui observe l'univers, la plus noble de toutes, ne sert à rien, alors que toi-même, tu t'en sers ! Tu t'en sers, Socrate, même si tu as honte de l'avouer. Comment, sinon, aurais-tu compris ou cru comprendre toutes ces choses au sujet du temps, de l'espace, des hommes et des envies ? Il fallait bien, grâce à quelques sciences, que tu saches où tu vives, que ce monde n'était pas seulement de terre, mais encore de ciel. Et si personne n'avait entrepris de séparer le corps, grâce à la médecine, ou l'âme, grâce à la psychologie, peut-être serais-tu de ceux qui clament que le corps n'a qu'un seul organe ou de ceux qui prétendent que l'âme n'a qu'une seule intelligence ! N'ai-je pas raison de dire que la science t'a bien servi ?
– Bien sûr, la science m'a servi, comme tu le soulignes : en tant qu'observation. Elle m'a permis d'en venir à toutes ces conclusions dont j'ai pu débattre avec toi. Mais elle ne saurait donner d'explication elle-même. Elle ne saurait ni même être noble car, en matière d'observation, la vue et l'ouïe me sont bien plus utiles...
– Mais, au vu de la négation que tu fais de cette science, je ne vois pas ce qui te permets de t'en servir comme observation. Tu devrais plutôt en rester à la vue et à l'ouïe que tu loues tant ; ce serait pour toi une manière d'être honnête.
– Au contraire. Je ne nie pas la science. Je dis seulement qu'elle ne peut résoudre aucun problème, surtout à propos des causes du monde, et je nie qu'elle puisse apporter aucun bienfait. En revanche, je puis m'en servir, ne serait-ce que pour prolonger ma vue, ou encore pour critiquer cette «science». Car il faut bien connaître ce que l'on a parfois l'occasion de combattre pour le faire efficacement. Aussi, si jamais personne n'avait prétendu grâce aux astres que l'univers est une boule autour de laquelle tournoient d'autres boules, jamais je n'aurais eu besoin, pour dénoncer cette affirmation, de m'intéresser moi-même aux astres. Si jamais personne n'avait affirmé que l'esprit est une partie du corps, et non le corps une partie de l'esprit, jamais je n'aurais eu besoin d'étudier le corps et l'esprit. Aussi, si jamais la science n'avait été inventée, jamais également la science ne m'aurait été nécessaire. Qui plus est, à travers leurs recherches, les scientifiques essaient de parvenir à une fin alors que je crois au contraire que la nature même de la recherche scientifique semble suggérer l'infini !
– Que veux-tu dire ?
– Voici. Si chaque chose est en déplacement autour d'une autre, s'il en est ainsi de la terre autour du soleil, de la lune autour de la terre, des éléments les uns dans les autres, des atomes eux-mêmes – et qui sait de quelles parties est composée de l'atome ? –, alors je ne vois pourquoi il y aurait jamais une fin. Aussi, les scientifiques découvrent tant de qualités et de caractéristiques à l'univers que j'en viens à me demander si l'étendue de ces qualités n'est pas infinie. Peut-être un jour découvrirons nous le feu dans tel métal ou le vent dans tel autre...
– Ah, mais quel sophiste tu fais ! Est-ce que, parce que certaines choses sont en déplacement, tout est en déplacement ? Est-ce que, parce que souvent des vérités débouchent sur d'autres, cela doit s'emboîter infiniment ? Depuis le début, je t'écoutes et je vois que tu ne fais que ce genre de sophismes ! Et en voilà justement un bel exemple... Et si je te disais qu'un chat a deux oreilles, et que, puisque tu as deux oreilles, tu es chat ? Ne verrais-tu pas là une faute grossière de raisonnement ? Or, c'est ainsi que tu raisonnes, mon pauvre Socrate !


Un court moment de silence s'écoula. Ne sachant pas trop quoi dire, je lui demandai, stupéfait :

– Comment, ai-je voulu tromper quelqu'un ?
– C'est ce que tu fais depuis le début ! répondit-il.
– Mais quoi ? repris-je. Pour tromper, ne faut-il pas affirmer un jugement contraire à la vérité ?
– Si.
– Or, est-ce qu'il t'a semblé que je jugeais ?
– Oui.
– Pourtant, j'essayais seulement d'énoncer une observation, laquelle peut être interprétée comme on le souhaite. En l'occurrence, j'essayais de montrer quelle pouvait être la fuite des vérités que la science veut et croit saisir.
– Et c'est bien ainsi que tu as fait un sophisme !


Alors, comme je ne savais plus quoi répondre, Xénophon, qui avait rejoint l'assemblée au milieu du débat, et que je n'avais d'ailleurs pas remarqué, car il était juché derrière moi, prit la parole. À ce moment, je ne savais vraiment plus quoi répondre et je ne pensais pas que quiconque aurait pu venir à mon secours. Cette soudaine intervention me sembla un divin miracle...


VIII. L'intervention de Xénophon.

De la vanité et l'impuissance de la science.


– Eh quoi ? entonna Xénophon. Socrate n'a-t-il pas raison de dire que la science ne sait jamais atteindre son but !
– Prouve-le donc !
– La science voulait-elle que l'homme éprouve des plaisirs jusqu'à satiété ; il s'en trouva nanti de nouvelles envies et de nouveaux manques ! La science voulait-elle découvrir la nature du solide ; elle s'en trouva avec plusieurs autres natures à déterminer encore, comme le fer, le bronze, l'or... Et qui sait combien d'atomes différents composent l'or ? Qui sait combien de parties différentes composent peut-être «l'atome» ? Pourrais-tu nous citer un seul domaine scientifique dans lequel la fin qu'on s'était fixée n'a pas semblé nous échapper ?
– Certes non, je ne le pourrais pas, répondit Makètos. Mais cela ne prouve pas qu'on ne pourra jamais y parvenir.
– Toutefois, Makètos, note bien que Socrate n'a utilisé qu'une seule observation, là où tu as pensé qu'il généralisait en vue de juger. Et même si son but était d'arriver à un jugement, où serait sa faute ? C'est qu'il me semble difficile que, même avec mille observations différentes, on puisse se faire une idée honnête de ce dont il parlait : l'infini dans lequel la science se jette. Mais comme il n'essaie pas de prouver et comme il n'a pas prétention à l'honnêteté et à la vérité, contrairement au savant, de quel tort pourrait-on l'accuser ? Socrate n'a pas essayé d'énumérer exhaustivement toutes les observations possibles de l'univers, contrairement au scientifique. Et je crois, d'ailleurs, que si l'on devait ne retenir qu'une idée de son propos, ce serait celle-ci : que l'univers est infini, qu'il est bien réel, et que, tant qu'à le montrer du doigt, puisque la science ne revient qu'à cela, autant le faire en globalité, non comme la science mais comme l'ignorant. Eh quoi, mon cher, si moi-même je te parlais de l'infini, en quelle langue devrais-je te l'exposer, en combien de mots, avec combien d'images ?
– Je ne sais pas.
– Finalement, toutes les langues sont pareilles, aussi impuissantes à le faire. Tous les exemples, comme tu l'as bien démontré en accusant Socrate de faire un jugement global en n'usant que d'un seul, ne sont-ils pas insuffisants ?
– Si.
– Alors quel est le meilleur moyen que l'ignorance ?


Makétos resta confondu, alors Xénophon reprit :


– Toutefois, Makètos, si Socrate avait tort au sujet de cet infini, et même en supposant qu'il fît un jugement, si vraiment la vérité était finie et s'il était possible de la découvrir, que cela remettrait-il en cause de son discours entier ? Je ne sais pas bien de quoi parlait Socrate au début, avant que je n'arrive, et au sujet de quoi tu étais venu le critiquer. Aussi, si tu parvenais à prouver son tort sur la science, je ne suis pas sûr que la parole de Socrate, comme tu l'a suggéré, serait définitivement discréditée...
Allons pour voir, supposons que tu aies raison ! Nous avons déjà passé des siècles à tenter de savoir ce qu'était l'univers, et il faut croire qu'encore beaucoup de siècles seront nécessaires pour écrire le fin mot de l'histoire. Si cela doit durer encore des siècles, moi-même, Socrate, et tous mes amis, serons morts. Qui profitera de cette connaissance suprême ? Encore, on pourrait y voir quelque intérêt en supposant que nous ayons une vie au-delà, mais puisque tu nies aussi cela, ne devrais-tu pas être découragé ? Ainsi, tu vois que le point sur lequel tu accuses Socrate de sophisme est bien incapable de te servir pour étayer ton raisonnement.
N'agirais-tu pas comme un lutteur plutôt que comme un débateur ? Ton nom, Makètos, est d'ailleurs le nom de celui qui combat ! Comme le lutteur, en effet, tu attrapes Socrate par un coude ou un orteil, et tu tentes, après l'avoir saisi par quelque partie qui dépassait, de le sortir tout entier hors de l'arène. D'autre part, en ce qui concerne les sophismes, tu agis comme lui puisque, par un seul exemple de sa façon de parler, tu l'appliques à l'ensemble de son discours. N'est-ce pas, de cette façon, dire que si, à un moment du discours de Socrate, il a pris un raccourci qui te sembla malhonnête, il avait obligatoirement agit semblablement tout au long ? Et ainsi, n'est-ce pas le même genre de raccourci que tu appelles «sophisme» ? Alors si tu acceptes tes propres sophismes, accepte également ceux de Socrate, je te prie !



IX. Accusations contre Socrate. De la compétition.


Makètos fut fortement troublé de cette intervention et commençait à perdre de son assurance, à transpirer et se mit à parler plus lentement. Mais, apparemment, la discussion ne devait pas s'arrêter là. Il hésita à reprendre la parole et finalement, s'adressant à moi, il dit :

– Quoi qu'il en soit, sophisme ou pas, ces réflexions ne proviennent pas de toi, Socrate, et tu es bien vilain de les faire passer pour tiennes. Pythagore, notamment, t'a devancé, et il ne dédaignait pas la science comme tu le fais. Mais ses réflexions, ou du moins celles que tu récupères à ton usage, ont quand même été réfutées. Tu devrais te soumettre à la philosophie moderne, je te le conseille comme à un ami, cette fois. Car il est manifeste qu'avec des bases si différentes, nous ne pouvons pas discuter toi et moi.
– Je te remercie bien, répondis-je. Cependant, je n'ai jamais été ni voulu être un véritable érudit. Pour en revenir à ces réflexions, je ne les fais pas passer pour miennes. Mais je m'efforce que tous, y compris moi-même, puissent les comprendre. Voilà à quoi je me borne.
– Je soutiens au contraire que tu essaies de te faire une gloire de penseur sans en être un véritable. D'ailleurs, ce que tu dis est dans l'ensemble bien contradictoire si j'en crois que ce qu'on m'a rapporté de ton entretien avec Philippès et Euthyme. Or, c'est généralement l'usurpateur qui fait un mélange de diverses théories sans leur donner une cohérence...
– Je suis bien étonné que tu prétendes que cette discussion était sans cohérence avec celle-ci. Elle reprenait pourtant les mêmes principes, de façon un peu plus détaillée, cependant...


Sur quoi, quelqu'un qui n'avait pas assisté à la conversation en question et à qui personne ne l'avait racontée insista pour qu'elle fût résumée brièvement. Il n'était pas le seul et il me sembla utile de la répéter, comme je n'étais pas sûr, en plus, qu'elle avait bien été transmise à Makètos. Je leur racontais donc ma théorie sur le temps, comme quoi celui-ci n'avait pour utilité que le mouvement, et comme quoi, sans matière, il ne saurait y avoir ni temps ni mouvement. Ajoutant que les réactions physiques étaient prédéfinies, au contraire de l'esprit qui était la liberté, j'affirmais qu'il n'y avait pas d'esprit dans la matière. C'était une façon de dire que l'esprit était aussi hors du temps. Et les décisions se prenaient donc au-delà du temps tout entier, le façonnant depuis l'éternité. Les mouvements de la matière étudiés par les scientifiques, nous, avec notre esprit, les ajustons depuis une éternité pour qu'à l'instant présent éclate notre volonté. À vous, j'ai déjà parlé de cette théorie. Makètos sembla être complètement indigné à l'entendre. Il m'accusa à nouveau de plagiat et de vouloir profiter de la crédulité des hommes. Il reprit des couleurs en même temps qu'il reprit la parole :


– Ah, Socrate, tu es un fou ou bien un piégeur ! Et je crois savoir que, dans ce même entretien, tu critiquais aussi la démocratie, notre plus parfait gouvernement ! Comment ne pas voir en toi un tyran potentiel ? Tu ne le seras jamais, bien sûr, car les hommes ne sont pas crédules au point de te laisser l'être. Mais, aussi contradictoire que tu es, tes intentions sont claires. Comme tu ne peux pas être un chef, et envieux de ce Pythagore dont tu plagies la philosophie et à laquelle tu désordonnes des bouts, tu essaies de discréditer l'organisation qui ne veut pas de toi, la démocratie, pour que ceux qui en sortent tombent dans tes griffes.
– Nullement, et je ne vois pas ce qui te fait affirmer une chose pareille ! Est-ce qu'un homme qui fut mon ami en est ressorti plus pauvre, plus malheureux, plus sot ?
– Non, mais ce qui me fait l'affirmer, ce n'est rien d'autre que la façon dont tu discours et cette manière que tu as de faire croire que tu es le plus juste...
– Et de quelle manière est-ce que je procède pour me faire passer pour plus juste que les autres ?
– Ah, mais voudrais-tu faire croire que je t'accuse à tort ? Voudrais-tu passer pour un martyr en plus ? Je ne vais te citer qu'un exemple !
– Cite donc !
– Eh bien, en ne mangeant pas de viande et t'en vantant, par exemple, tu fais semblant d'exercer une compassion, alors que manger de la viande est tout à fait normal et obéit aux nécessités les plus importantes du corps !
– Pardon de te reprendre, mais en ce qui concerne cette compassion, elle est bien réelle car les animaux, en effet, sont munis d'une âme et d'un corps et, de ce fait, ils sont sujets aux douleurs que nous ne nous permettrions pas d'infliger à des hommes, même méchants. Et je crois que ne pas manger de viande fait partie des vertus, ce que les dieux nous rendent bien, car, contrairement à ce que tu dis, celui qui ne mange pas de viande n'a que moins de maladies et semble plus jeune dans son âme et dans son corps. N'en suis-je pas l'exemple ?
– Tu es l'exemple en effet, non pas de la jeunesse de ton corps et de ton âme – quoique, en effet, on pourrait dire que tu as l'âme d'un galopin –, mais tu es l'exemple de ce que je disais de toi ! Tu te fais passer pour juste. Quand donc comptes-tu renverser la démocratie pour établir ta secte au pouvoir ?
– Lorsque cette démocratie m'aura élu elle-même ! La démocratie, puisqu'elle est incapable de juger de son bien mais demande aux citoyens de le faire par le vote, pourrait bien, à l'occasion, voter son propre mal !
– Non, la démocratie ne pourra jamais t'élire. Je serai là pour la défendre...
– Oui, car tu fais inconsciemment partie des atouts que cette démocratie a pour survivre.
– Non, je le fais de mon propre gré. Comment la démocratie aurait-elle pu choisir une telle chose, que moi, Makètos, je la défende, puisque tu soutiens qu'elle est non pensante ?
– Elle ne l'a pas choisie !
– Alors, à quoi serait due une chose pareille ?
– Je veux bien l'expliquer, mais il me faudra de la compréhension de ta part, car cela n'est point aisé à comprendre. Et cela ne concerne pas seulement la démocratie mais toute chose qui vit et meurt.
– C'est entendu, nous terminerons là-dessus notre débat, car l'heure se fait de plus en plus tardive, et je vais devoir retourner à mes études et mes méditations.
– Je t'en remercie.
– Fais donc vite !
– Je crois qu'il existe une caractéristique propre à tout ce qui vit et meurt et que, jusqu'à ce jour et cette discussion, je n'ai jamais eu le temps de véritablement comprendre. Toi, Makètos, tu devais faire que je la comprenne enfin et totalement, ou presque ...
– Quelle est-donc cette caractéristique ?
– C'est la compétition.
– Et avant, tu ne l'avais pas comprise ? Que tu es lent.
– Avant, je croyais qu'il y avait un véritable but à la compétition. Je voyais les hommes être en guerre pour l'argent. Les oiseaux être en guerre pour un morceau de pain. Les cités être en guerre pour l'hégémonie, et les philosophes, pour répandre leurs idées. Je croyais qu'il y avait un but, en effet, mais je crois désormais qu'il n'y en pas. Car, lorsque toi, en tant que philosophe, tu défends tes idées, on peut encore soutenir qu'il y a un but ; mais lorsque tu défends la démocratie, comment le savoir ? Y-a-t-il seulement une raison ?
– Celle-ci. La démocratie est tout simplement mon avantage en tant que gouvernement.
– Pas plus que la monarchie n'est l'avantage des Perses ou des Macédoniens, bien qu'ils le soutiennent comme toi, eux-aussi. Pas plus que l'oligarchie n'est l'avantage des Thébains ou des Spartiates, bien qu'ils le soutiennent également.
– Que veux-tu dire ?
– Vous allez avoir du mal à me comprendre. Aussi, je vais tenter de me faire le plus clair possible.
– Et rapide !
– Voilà, à cause du temps, les choses naissent et meurent. À cause de la diversité, il y en a certaines qui meurent aussitôt et certaines qui survivent quelque temps. Certes, il n'y a pas de but à cela mais seulement une logique : ce qui meurt aussitôt n'est pas en notre présence du simple fait de sa nature. Aussi, sans qu'il y a ait de but à cela, mais seulement à cause de la diversité, certaines de ces choses qui vivent et meurent ont la qualité de compétition. C'est notamment le cas pour tes idées et pour les miennes. Pourquoi est-ce que les seules idées capables de nous parvenir sont compétitrices ? Tout simplement parce que, si elles ne l'étaient, elles seraient de la nature des idées qui meurent aussitôt. Aussi, je ne t'en veux pas de me critiquer et de me réfuter comme tu le fais, car c'est bien là notre nature, parce que nous discourons toi et moi.
Mais cette loi, qui est caractéristique de toutes les choses qui vivent sujettes au temps, s'applique encore aux sociétés et aux gouvernements, mais non plus à notre avantage, comme c'est parfois le cas des idées, mais contre nous. Il n'y a pas non plus de raison à cela, sinon le temps et la diversité. À cause du temps, les sociétés naissent et meurent. À cause de la diversité certaines ont pour atout que leurs citoyens soient patriotes et fiers de leur modèle de gouvernement. C'est ainsi que certaines ont des citoyens persuadés qu'il n'y a pas de meilleure cité, de meilleur modèle que le leur. À cause du temps, les cités et les gouvernements dont les citoyens ne pensent pas ainsi disparaissent...
Nous avons le moyen de vérifier cela instamment : je propose que nous demandions à tous les citoyens de la démocratie athénienne quelle est selon eux la meilleure des cités Grecques et quel est aussi le meilleur gouvernement. Je pense que la plupart répondraient : «Athènes, la démocratie». Et pourtant, il est certain qu'Athènes n'est ni meilleure ni pire qu'une autre, car la question, posée au niveau de toute la Grèce cette fois, donnerait certainement des résultats bien différents. Il est manifeste que chaque société, gouvernement ou cité, et aussi les idées elles-mêmes, ont des moyens de survie qui sont précisément d'asservir les hommes.
Et hélas, je suis directement à pâtir de cette fierté suggérée par cette compétition dont sont issues les sociétés, car lorsque tu suggères que j'ai des mauvaises intentions à l'égard de la démocratie, tu suscites en tous ici présents un effroi, et cet effroi automatique est, pour que notre modèle de gouvernement survive, un atout vital.
Si quelqu'un voulait changer la démocratie pour un gouvernement plus évolué, nous pourrions légitimement dire que cela mettrait en péril la démocratie. Mais avant de s'affoler, il faudrait voir si cela met en péril la cité. Ce n'est peut être pas le cas. S'il y a un affolement systématique à chaque fois qu'il est question de péril pour la démocratie, je crois que c'est là un sentiment-piège grâce auquel la démocratie se maintient qu'elle soit bonne ou mauvaise et sans lequel elle aurait vite laissé place à un autre modèle de gouvernement. Peux-tu m'affirmer avec certitude que ce sentiment démocrate que tu as est réellement l'expression de ta satisfaction ou, comme les envies sexuelles chez l'homme et les animaux, l'expression d'une domination mentale ?
– Je te l'assure, c'est l'expression de ma satisfaction.
– Eh quoi, crois-tu que la démocratie mérite que tu en sois satisfait à ce point ? Est-elle moins belliqueuse, plus juste, plus égale, plus libre et moins orgueilleuse que tous les autres gouvernements ?
– Chacun le sait.
– Pourtant, as-tu connaissance d'un gouvernement qui prétende davantage être le bien du peuple, et faire davantage la justice ?
– Non.
– Et pourquoi ne serait-ce pas de l'orgueil, selon toi ?
– Car c'est bien la vérité.
– Laisse-moi te citer des exemples où le gouvernement de tous les hommes réunis ensemble soi-disant pour mieux se gouverner n'a fait qu'empirer l'injustice, lorsqu'il s'agissait par exemple d'émettre un jugement. Lorsque les stratèges rentrèrent victorieux des Îles Arginuses, ne furent-ils pas tous condamnés à mort pour ne pas avoir récupéré les naufragés pour cause de tempête ensuite de quoi, l'ivresse passée et la sentence exécutée, chacun s'en voulu pour cette condamnation ? On sait bien à quel point la foule, dans ce cas là, est capable de s'enflammer pour une cause, de choisir un bouc émissaire sans que ceux qui ont un avis étudié sur la question ne puissent l'émettre, tant on veut que la solution soit évidente. Et les plus malheureux, dans un tel mode de gouvernement, sont les experts à qui il serait intelligent de confier la diplomatie, la philosophie, le cadastre, l'architecture, l'agriculture, l'organisation de leur métier, les lois, au lieu d'en faire un vote public auquel ont part tous ceux qui n'y connaissent pas plus que la moyenne. Par ailleurs, la démocratie, bien qu'elle soit soi-disant moins belliqueuse, nous a souvent jeté dans la guerre et ne nous pas empêché de commettre bien des abus lorsque nous avions l'hégémonie, comme le massacre des habitants de Mélos.
Vois, si ce modèle de gouvernement n'exerçait pas nature une manoeuvre sur nous, comment nous apparaîtrait-il aussi beau ? Je crois que le patriotisme et le sentiment démocrate ne sont à la réflexion que l'expression de dominations mentales dont la cause est une éducation de préjugés. Et j'en veux prouver que ces deux sentiments sont bien liés dans leur nature comme dans leur cause par le fait que ce n'est qu'en démocratie et en tyrannie que l'on a vu des hommes être accusés pour médisme ou que l'on en veuille à des hommes pour leur différence ! La démocratie est, comme le patriotisme, l'édifice d'une foule qui voudrait n'avoir qu'une seule apparence et ne tolérer aucune différence, bien qu'elle affirme le contraire.


Comme j'avais terminé, Makètos, qui bâillait déjà, me salua et s'en fût, accompagné de quelques disciples qui le félicitaient. Autour de nous, les gens discutaient de ce dont nous avions parlé, beaucoup étaient choqués, quelques uns étaient amusés ou réjouis, et ceux qui étaient choqués l'étaient encore plus en constatant que l'on pouvait être content d'avoir écouté un propos pareil.



X. Socrate et Xénophon discutent.

De la philosophie.


Comme je n'avais pas beaucoup de temps non plus, je décidai donc de régler rapidement l'affaire pendant laquelle j'avais été coupé brusquement, à savoir l'achat de mon sel. Et il y avait encore l'orge et la coupe en bronze à se procurer ! À peine eus-je le temps de terminer cet achat que Xénophon me tapa sur l'épaule en disant :


– Bonjour Socrate, l'adversité fait rage parfois !
– Mais, ne serait-ce pas Xénophon, le combattant ?
– Eh quoi, ne l'es-tu pas toi aussi ? Nous pratiquons le même art, Socrate, toi par les mots, moi par les armes. Bien que, comme à cette occasion, nous ne nous refusions pas à échanger tantôt nos instruments...
– Mais toi, mon cher Xénophon, tu t'opposes aux épées en tant qu'épée ! Tu es donc un vrai combattant. Tandis que moi, aussi malheureuses que soient mes tentatives, j'essaie de libérer les épées de leur condition d'épée. Il n'est pas étonnant que, lorsque deux épées s'affrontent, l'une et l'autre en sortent en mauvais état. Mais que voudrais-tu qu'il arrive à une épée si celle-ci affronte un poème et à un poème si celui affronte une épée ? Contre le calme, l'humilité, l'auto-dérision, aucune arme ni aucun discours n'ont une quelconque force.
La plupart des orateurs ont compris qu'il valait mieux recourir au combat rhétorique plutôt qu'à l'épée ou à la phalange. Un jour, peut-être comprendront-ils que le recours au rire, à la déformation, à l'accusation et au ridicule, sont aussi des armes, et sont d'autant nuisibles. Je l'aimerais bien aimé et j'aimerais plus encore qu'il n'y ait plus de combat du tout. Ne dit-on pas des guerres qu'elles ne font que des perdants ? Voilà pourquoi pas je ne joue pas à combattre, d'aucune manière ! J'en refuse les règles et je crois que tu ferais bien de m'imiter, bien que ton secours me soit allé droit au cœur. N'est-ce pas là la seule façon de remporter définitivement une victoire : non pas en tant que guerrier s'opposant à un autre, avec des armes soi-disant plus solides, mais en ne s'opposant plus ? J'aurais bien aimé qu'il en fût ainsi entre Makètos et moi ! Mais si cela n'est pas possible, qu'il soit comme l'épée, et moi, comme le vent.
– Certes, Socrate. Mais tu conviendras que, parfois, contre les taupes qui se réfugient sous leur montagne d'acquis, et contre la certitude inébranlable, il n'est parfois plus possible d'espérer de l'autre une ouverture. Il faut l'inculquer. La réflexion n'utilise que les notions qu'une personne a déjà assimilées. Si elles sont insuffisantes, ce n'est pas la caresse qui en fera entrer de nouvelles mais bel et bien la pression, la force ; et l'ouverture doit ainsi se réaliser d'abord au niveau de la perception et de manière parfois brutale si, dans un homme, les idées sont, par un processus pervers, comme une toile recroquevillée en elle-même. Impressionner, c'est parfois utile.
Or, contrairement à toi, je crois que la pression et son caractère très sensitif – presque bestial – a parfois des résultats. Comment veux-tu influencer qui que ce soit, pour l'amener au bien, si tu es trop différent de nature, comme le vent l'est par rapport à une épée ? J'admets cependant qu'il y a deux sortes d'épées. Les unes foncent à l'assaut de tout souffle de vie, et réduisent en pièce tout ce qui bouge. Animées d'une telle soif de sang, elles sont tout entière remplies de mort et leur esprit ne connaît aucune borne à son désir ; c'est la malice qui l'entraîne. Cette épée, cherchant à combattre, est toute rouge et toute noire, souillée des impuretés de la chair morte et en décomposition. Mais il existe une autre sorte d'épée. Elle n'attaque pas et n'en éprouve pas le besoin. Elle ne s'apparente pas à l'agitation sans but, mais elle est bien maniée, agile, et lorsque la première épée, rouge et noire, donne son coup, elle ne s'oppose pas brutalement comme feraient deux épées rouges et noires se combattant mais épouse au contraire la direction violente de l'épée rouge, lui faisant dévier sa trajectoire, pour qu'elle n'atteigne personne, jusqu'à ce qu'elle se plante de toute sa force dans une botte de terre ou dans un mur. Il y a donc deux façon de combattre, l'une pour mal agir, l'autre pour protéger.
Le vent n'empêchera jamais une épée de faire du mal, si cette épée veut vraiment le mal. Si une épée veut le bien, elle n'ira pas systématiquement vers l'affront. Il lui suffira parfois seulement de se montrer. Convaincre est vrai combat. Or, je crois que tel est ton but, sinon tu nous n'aurions pas la joie d'entendre tes discours.
Je te crois lorsque tu prétends ne pas te sentir affligé par les bassesses que peuvent t'infliger tes contradicteurs. Mais en dehors de ta propre réaction, il y a celles de tout les curieux qui, comme aujourd'hui, ont écouté la discussion. Je crois qu'il faut entrer en compte leur impression. Veux-tu qu'ils aillent répéter que tu n'es pas à la hauteur de tes contradicteurs, alors qu'il te suffirait parfois de montrer un peu moins ton doute ?
– Eh bien, mon cher Xénophon, malgré les réticences que peut avoir un vieil homme tel que moi à ce que son art s'exerce autrement que selon sa tradition, j'avoue que je t'ai trouvé surprenant. Malheureusement, comme ton intervention était dans mon intérêt, c'est un compliment auquel tu pouvais t'attendre...
– Je t'en prie, Socrate. En fait, ce genre de comportement qui est de vouloir à tout prix l'emporter sans jamais se remettre en question, qu'il vienne de Makètos ou d'un autre, me révolte.
– Pourtant, un tel comportement, crois-moi, est loin de nous désavantager entièrement. Je dirai même que c'est le contraire et qu'il nous avantage.
– Comment ?
– Il nous avantage, dis-je, d'abord parce que par leurs bassesses en tout genre, y compris rhétoriques, les hommes suscitent l'indignation et transforment l'indifférence envers la vérité en cri de ralliement pour elle. La manière dont je suis parfois contredit avec tant de lâcheté et dont j'essaie de me défendre avec droiture et bienveillance m'aide autant que le contenu de mes discours. Ensuite, je crois qu'il vaut mieux avoir beaucoup d'adversaires, et de façon ouvertement déclarée, sinon, comment se défendrait-on d'eux ? J'aime ceux qui me déclarent haut mes défauts et font la guerre à mes idées, car il vaut mieux penser qu'on a beaucoup de défauts et que l'on est très imparfait plutôt que l'inverse, ce qui permet de s'améliorer.
En revanche, mon cher Xénophon, plus nous réagissons de la même ardeur qu'eux et plus nous faisons comme eux.
– C'est certain, toutefois, le fait de s'imposer en quelques occasions permet bien du progrès.
– Hélas, je n'en suis pas sûr. Ou du moins, tout dépend de l'occasion. Quel sorte de progrès veut-on voir se réaliser ? Avoir critiqué la compétition comme je l'ai fait, c'est un peu comme si je disais que seuls les plus forts gagnent et que, par conséquent, il faut se méfier de ce qu'on écoute. Alors, si jamais, disant cela, je devenais l'homme le plus écouté, grâce à une quelconque façon de s'imposer, je serais l'exemple vivant de la fausseté de mes propos. Ou bien, en effet, mes propos sont vrais et ils n'ont pas pour but de s'adresser à tous. Ou bien ils sont faux et dans ce cas, seul un petit nombre aura été trompé.
Par ailleurs, pas plus que le peintre n'essaie de mettre sa signature sur une multitude de toiles qui ne seraient pas de lui, mais essaye au contraire d'en parfaire quelques-unes, moi non plus je n'essaie pas de convaincre tous ceux qui m'écoutent ou tous les hommes, mais je souhaite en parfaire quelques uns. Et ceux-là viennent à moi sans que j'aie besoin de les impressionner. Eh quoi, est-ce parce que je me suis imposé à toi que tu es venu à moi ?
– Certes non.
– Et quant à impressionner ceux qui sont d'un avis contraire, je crois que c'est la dernière chose à faire, car ils éprouvent alors une telle jalousie que jamais plus ils ne se laisseront convaincre. Au contraire, ils cesseront de s'attaquer à moi par les mots mais alors je n'aurai plus aucun contrôle sur la façon qu'ils auront de le faire. Ce sera peut-être de manière secrète tandis que là, c'est au grand jour, et je peux me défendre.
– Je ne raisonnerais pas comme cela, Socrate. J'écoute ce que dit autrui, j'en tire un enseignement ou non, et je l'agrémente avec mes propres sensations. Qu'il s'impose ou qu'il ne s'impose pas. Mais s'il ne s'impose pas, s'il n'en a pas la force, comment l'écouterais-je ?
– Peut-être ne l'écouteras-tu jamais, j'en conviens. Mais une philosophie doit-elle nécessairement chercher à s'imposer ou même à se faire écouter si elle est juste ? Ce n'est pas sûr. Et une philosophie juste ne manque de rien. Une philosophie à laquelle il ne manque rien ne cherche pas à se mettre en valeur ou à se procurer, en plus d'arguments, la force, la rhétorique, l'humour...
– Mais, Socrate, la philosophie est une passion, comme mon être entier !
– Crois-tu d'abord que l'être soit une passion et qu'ensuite, il en aille de même pour la philosophie ?
– En ce qui concerne l'être, c'est une évidence, tant nous souhaitons vivre. Nous recherchons cela avec passion. En ce qui concerne la philosophie, ne vois-tu pas avec quel engouement les jeunes se mettent à ton école et à celle des autres philosophes ? Et ne vois-tu pas quel intérêt ils mettent à rechercher la vérité, inventant de nombreux moyens de parler pour la découvrir ? Pour eux, ne dirais-tu pas que la philosophie est une passion, comme elle l'est pour moi ?
– Je n'en sais rien, mon cher Xénophon. Et si même la philosophie était une passion pour tous ces jeunes hommes, ainsi que pour toi, je ne crois pas qu'elle le serait aussi et nécessairement pour moi. D'abord, pour une simple raison, parce je serais bien incapable de savoir ce qu'est la philosophie et comment je dois m'y prendre avec elle. C'est une chose à propos de quoi je n'ai que des présomptions. Par exemple, si la philosophie était une pratique visant à remettre en question nos attaches diverses, en actions et en possessions, en recherchant leur utilité profonde, et en recherchant aussi comment mettre en œuvre notre vie en fonction de cela pour le bonheur, il serait étonnant que, concernant elle-même, la philosophie n'effectue pas de remise en cause et ne se questionne pas sur son utilité. En d'autres termes, il serait étrange que la philosophie n'essaie pas de se définir. Voilà pourquoi je ne sais pas ce qu'est la philosophie, ni si c'est une raison, ni si c'est une passion.
– Par Zeus, aujourd'hui, ton propos est de dire que tu es ignorant !
– Par Sysiphe, mais c'est tous les jours mon propos !
– Admettons ! Cependant, force est de constater que ta démarche philosophique, comme tu la poursuis tous les jours, à Athènes et hors d'Athènes, le jour et la nuit, associe ton acte à celui d'une passion.
– Mais quoi, une passion n'est-elle pas une recherche de quelque chose de connu ?
– Si.
– Eh bien, la philosophie diffère profondément de la passion en ce qu'elle ne sait pas ce qu'elle recherche !
– Certes, mais ne connais-tu pas un peu ce que tu n'appréhendes pas ? Sinon, comment aurais-tu pu m'en donner une définition, même succincte ? Si, comme toi, on définit la philosophie comme la recherche d'un inconnu, on ne dira certes pas qu'elle est une passion, mais on dira que tu as une passion pour la philosophie. Et si la philosophie tente de se définir, c'est donc bien de la philosophie que tu fais en ayant la passion pour la philosophie. Et donc, la philosophie est une passion !
– Mais quoi ? Crois-tu que la philosophie sache avec précision ce qu'elle recherche, ou bien que ce n'est qu'une vision floue ?
– Je dirais que ce n'est qu'une vision floue.
– Or, ne dira-t-on pas que la passion sait avec grande précision ce qu'elle recherche ? La passion pour les femmes, par exemple, ne saurait se poser en elle-même la question : qu'est-ce qu'une femme ?
– En effet.
– Aussi, ne dira-t-on pas que, même si l'on dit que la philosophie est la recherche du bonheur, elle n'est pas la passion du bonheur, car elle ne sait pas ce qu'est le bonheur ?
– Mais, ne fait-on pas de la philosophie pour la philosophie ? Et ainsi, ne sait-on pas avec précision, non pas ce que l'on veut attraper, mais le moyen par lequel on veut le faire ? Si je reprenais ton raisonnement sur la femme, je pourrais dire que la femme n'est que le moyen d'avoir du plaisir, que l'on ne sait pas vraiment, contrairement au moyen de se le procurer, qui est la compagnie ou l'accouplement avec la femme.
– Mais quoi, l'homme qui a une passion pour la femme n'a-t-il pas la plus grande estime pour elle ?
– Si.
– Et n'est-ce pas pour la raison qu'il a confondu le but qu'il s'était fixé avec son moyen de l'atteindre ? Ces hommes qui aiment beaucoup les femmes, ne les entend-on pas parler d'elles comme de diamants et de saphirs plutôt de parler ainsi des plaisirs qu'ils éprouvent grâce à elles comme moyens ?
– Si.
– Et quand ils sont séparés des femmes, lorsqu'ils sont enrôlés, par exemple, est-ce que ces mêmes hommes se plaignent de la séparation d'avec les femmes ou est-ce qu'il se plaignent d'éprouver une douleur d'être séparés des femmes?
– Ils se plaignent d'être séparés, et non de subir la douleur.
– Eh bien, que dirait-on d'un philosophe qui, plutôt que de rechercher ce qu'apporte la philosophie, à savoir le bonheur et ce bonheur dont il ignore tout, recherchait le moyen qui apporte le bonheur, c'est-à-dire la philosophie ? Et que dirait-on de lui si un jour, ayant trouvé le bonheur, il se réjouissait d'être philosophe plutôt que d'avoir trouvé le bonheur ? Ne dirait-on pas qu'il est superficiel et que, comme le dit un proverbe perse, il regarde le doigt plutôt que la lune ?
– Si.
– Aussi, je crois que la philosophie n'est qu'une paire de souliers et que le philosophe doit avoir pour la philosophie la même estime que le marcheur pour ses souliers. Je connais peu de marcheurs qui éprouvent une passion pour leurs souliers. Ne dirait-on pas d'un marcheur qui n'a qu'une paire de souliers et qui, tout en les entretenant sans cesse, ne les utiliserait jamais, qu'il serait l'esclave de ces souliers ?
– Certes.
– Il y a comme ça des milliers de tyrans qui dominent l'homme, et c'est le cas même dans la philosophie, dans la pensée, dans la société, à travers nos idées reçues... Ils nous asservissent à des actions et des préoccupations. Et notre façon d'être leur esclave, ce n'est pas tant de supporter un travail difficile, mais d'aimer être asservi de la sorte. C'est en cela que les anciens affirmaient que bien peu d'hommes sont réellement libres !
– En effet.
– Et d'ailleurs, à cet égard, pour en revenir à la philosophie, ne crois-tu pas qu'une philosophie qui se serait définie aurait des difficultés à deviner tous les tyrans dont la pensée de l'homme et ses actions se rendent esclaves, canalisée désormais par quelque chose de défini ?
– Si.
– Et je crois que nous pourrions citer beaucoup de tyrans triomphateurs de beaucoup de philosophes qui ont commis l'erreur de se juger comme véritablement et enfin philosophes.
– Et quels furent, à titre d'exemple, les tyrans dont toi, Socrate, tu t'es déjà libéré ?
– Libéré, je ne sais pas ! En tout cas j'ai cru en identifier plusieurs, qui sont l'envie, les préoccupations, les distractions, les significations, la personnalité et, dans l'ensemble, toutes les qualités que l'on pourrait imaginer dans l'univers...
– Peux-tu me préciser un peu plus ?
– Les envies et les préoccupations sont nos maîtres car elles décident à notre place l'objet de notre intérêt : satisfaire à l'entretien du corps, reproduire l'espèce humaine, etc... Les distractions, bien qu'elles ne décident rien, tendent à ce que nous épousions leur mouvement évanescent et sans but. Le langage, les codes et les significations en tous genres qui agissent lorsque nous percevons, cela aussi nous tyrannise car tout jugement humain porté sur l'univers ou une partie de celui-ci est en réalité complètement faux, se borne à un aspect et élimine tous les autres. La personnalité nous possède car elle nous suggère une idée de «soi» que nous n'avons jamais choisie mais seulement acceptée par habitude, comme moi qui suit persuadé que je dois agir de telle manière ou de telle autre à chaque fois que je serai dans une situation particulière. Pour certain, c'est avec étonnement, pour d'autre avec humour, gaieté ou tristesse, qu'un même événement doit être considéré. Et enfin, les lois de l'univers nous dominent parce que nous y sommes soumis. Comment voir autrement que par la lumière, entendre autrement que par le son ?
– Eh quoi, même le langage et les significations que nous donnons aux choses, cela se comporte pour nous en tyran ?
– En effet, je vais te citer un exemple.
– Cite.
– Lorsque nous rêvons, nous pouvons voir un éléphant rose, être citoyen d'Egypte, le ciel peut-être vert et les poissons peuvent voler, que cela nous semble relever de la plus pure logique et tradition. Nous ne nous étonnons pas. Ensuite de quoi, au réveil, nous sommes très surpris ne de ne pas nous être étonnés de ces absurdités. Toutes ces absurdités sont comme celles que nous apprenons quand on nous dit que le ciel est bleu ou que les trajectoires retombent.
– Comment, que veux-tu dire ?
– Il y autant d'éléphants roses dans ce monde que dans les rêves. Mais les éléphants roses des rêves sont dans la réalité d'autres absurdités arbitraires que nos acceptons : nos jambes et nos bras, notre espèce et notre nationalité, nos parents et nos idées, nos envies et notre personnalité, nos croyances et notre connaissance... Ainsi, nos dépendances sont très nombreuses. Parfois même, il y a des dépendances que cachent d'autres dépendances.
– Peux-tu préciser cela également ?
– Au cours d'un rêve, je me réveillai et eus un doute. Je compris que je n'étais pas réveillé. Je me réveillai à nouveau, et je n'eus plus de doute. Pourtant, je dormais encore...
– Je comprends. Mais, quant aux qualités, jugerais-tu également que le mérite est une dépendance ? Ne dit-on pas que les dieux aiment le mérite et qu'ils récompensent ceux qui en ont ?
– Certes, mais encore faut-il qu'il s'agisse réellement de mérite. Je veux bien que le mérite existe, s'il est la capacité des homme demi-dieux à s'extraire des dépendances. Quelle force d'âme, en effet, que de se ruer vers la lance de l'ennemi sans avoir peur ! C'est en cela que le mérite n'est sujet à rien, quand il est réel et quand il sait que sa nature est de n'être sujet à rien, comme les dieux.
Mais, d'un autre côté, je me pose la question : le mérite existe-t-il vraiment ? Si chaque fois que l'on a du mérite, on est récompensé par la gloire ou bien l'on songe à une récompense, même céleste, ou encore l'on est endoctriné par l'idée selon laquelle il est nécessaire d'avoir du mérité, alors quel est, en fin de compte, notre mérite ? Je crois que le vrai mérite ne peut être que celui qui n'a pas de cause. Et il est bien difficile à trouver. Voilà pourquoi on raconte si peu de cas de héros qui sont parvenus à se faire une place en haut du mont Olympe, alors que chaque année, des milliers de soldats passent pour être des héros en étant morts à la bataille.



XI. La femme de Socrate.


C'est ainsi que se terminait ma discussion avec Xénophon. Par la suite, tout le monde se dispersa, car il était déjà assez tard et les commerces étaient sur le point de remballer. Seuls Théophane et Célère m'accompagnèrent car ils étaient par ma faute convaincus qu'il ne vallait mieux pas participer aux fêtes dionysiaques. Ils voulurent donc passer la soirée en ma compagnie. Avec eux, j'allais donc finir mes emplettes et je retournais chez ma femme.

Quand nous arrivâmes, elle était très excitée à cause de l'heure. Elle m'arracha les courses des mains, ainsi que la coupe. Ensuite, elle me dit de m'en aller, elle me dit que la soirée était gâchée. Mais je pense que c'était plutôt un prétexte pour éviter d'entendre ce dont nous allions probablement parler, comme elle s'était aperçue que j'étais accompagné et ne supportait les discussions philosophiques qu'à faible dose. Alors, nous partîmes, flambeau à la main, trouver un groupe auquel nous pûmes bien nous rattacher pour partager un repas non dionysiaque. Tâche difficile. Comme Théophane et Célère n'étaient pas habitués à ce trait de caractère de ma femme, ils furent surpris, et Théophane me fit la remarque :


– Ô Socrate, je n'ai jamais vu une femme aussi insolente. Comment peut-elle être mariée à un homme de ta qualité et de ta douceur et ne point en éprouver une quelconque grâce ?

  • C'est qu'elle ignore ce dont elle a besoin et ce que je peux lui procurer, mais que moi, en revanche, je sais que j'ai besoin d'elle. Comment, si elle n'était pas avec moi, partageant les tâches du foyer en deux, aurais-je encore le temps de m'exercer à la philosophie ?

  • Elle n'est ni belle ni douce ni intelligente. Pourquoi ne la quittes-tu pas et n'en choisis-tu pas une autre ?

  • Eh quoi ? Celle-ci me convient. Je n'ai pas besoin d'une belle car je ne recherche pas la beauté du corps mais celle de l'esprit. Une douce m'aurait peut-être charmé et ainsi me serais-je peut-être abandonné à quelque volupté et aurais-je peut-être partagé ses angoisses et ses afflictions. Une intelligente m'aurait empêché de découvrir le monde par moi-même. Tandis qu'une acariâtre, de par ce qu'elle me fait subir, renforce mon âme et la rend hermétique aux injures, aux disputes, aux craintes... Je suis comme le dos de l'esclave qui a reçu le fouet de nombreuses fois et a formé de ce fait une croûte épaisse que plus rien n'éprouve. Cette croûte épaisse grâce à laquelle je ne m'afflige plus d'être couvert de honte ou d'insultes par quelqu'un, c'est à ma femme que je la dois.

  • Allons, Socrate, voudrais-tu nous faire croire que tu as un avantage plus grand, à avoir une femme comme la tienne, que nous, à fréquenter des filles faciles et intelligentes ?

  • Et comment ! Reprit Célère.

  • Eh bien moi, leur dis-je, en matière d'apparence tout me convient ! C'est pour cela que j'ai choisi ma femme. Parce qu'elle fut la première se se présenter à moi et que je n'avais pas de raison de la refuser.



    XII. Le rêve étrange de Socrate.


    En même temps que nous parlions, nous nous rendions au Pirée parce qu'un ami de Théophane y tenait une auberge fréquentée par des amateurs de philosophie. La discussion de la soirée reprit les thèmes de la journée. Ensuite, nous repartîmes, tous les trois, vers Athènes, pour un long temps de marche. À un moment, il fallait nous séparer car les uns se rendaient un peu plus loin, près des murs, et moi je devais encore marcher jusqu'au centre de la ville. Ce n'était plus très loin... Nous nous souhaitâmes au revoir et chacun partit dans sa direction.

    Alors, comme elle était déjà fortement consumée, ma torche s'éteignit. J'entendis brusquement le hululement d'une chouette et d'autres cris d'oiseaux comme si la faune alentour avait été enfin libérée de l'étrange présence de la flamme. J'étais perdu jusqu'au lendemain. Mais j'avais eu le temps de repérer un arbre non loin, avec un doux lit de mousse. Je m'endormais à ses pieds... Le ruisseau qui coulait à côté allait contribuer à me bercer et me jeter dans le sommeil très rapidement. La seule chose dont je me souvins était le son d'une cloche, trois coups, ce qui annonçait la fin de la fête de à Dionysos. Après, je sombrai totalement dans le sommeil.

    Il se mit alors en marche un phénomène étrange. Aussitôt reposé, des voix, échappées des discussions que j'avais entretenues pendant toute la journée, commençaient à tourbillonner dans ma tête. Je revoyais Cléandre, l'air tout empressé, me demandant du vin, Makètos, et sa main qui m'avait effrayé... Xénophon, très grand et tout étrange. Cette journée qui m'avait étonnement concerné revenait dans ma tête, en boucle, par images furtives ou par des sons, elle était soulevée et bousculée sous tous les angles par quelque partie de mon imagination, comme s'il fallait absolument que rien ne m'en échappe. Et c'est ainsi qu'au milieu de ce fourmillement de voix, de sons, d'images qui surgissaient et s'échappaient aussitôt, se séparaient peu à peu mon rêve et ma conscience au point que, à un moment, j'étais alors totalement conscient de dormir, comme si j'étais éveillé. Je mis donc à profit cette expérience pour découvrir quelqu'utile secret divin . Je songeais aussitôt à Héraclès, cet homme dont la vertu était parfaite et qui, par ses efforts nombreux, avait certainement su se mettre en amitié avec les dieux. Du moins le croyais-je ainsi.

    Un homme se présenta aussitôt à moi, et il me fit entrer dans ce qu'il présentait comme sa cuisine. Il me montra son four, sa table, ses ustensiles. Nous venions d'une prairie éclairée. De cette cuisine, il était possible de sortir par deux portes. L'une donnait à nouveau sur l'extérieur, la lumière passait d'ailleurs par cette porte pour éclairer la cuisine, l'autre donnait sur un endroit sombre... Héraclès sortit de cette cuisine et m'invita, mais lorsque je passais par la même porte que lui, une armée de balais surgit soudainement pour me rendre difficile le passage. Lorsque nous fûmes dehors, dans la lumière, il me proposa d'observer quel type d'endroit était celui sur lequel la porte sombre donnait. Alors, j'entrais avec lui et je vis de nombreux lapins séparés et isolés dans des cages minuscules, dans une obscurité totale...


    Cimon : Quel rêve étrange ? Peux-tu l'expliquer ?


    Socrate : Eh bien, ce rêve est étonnement semblable à la réalité, celle qui nous occupe, nous les hommes, et notre devoir en étant sur terre. La cuisine symbolisait en effet le lieu de la préparation. Et les deux portes : le lieu des enfers, et celui de la la lumière. Et il est logique qu'une armée de balais, ou d'épreuves, nous empêche de passer à travers cette porte donnant vers la lumière. Car au-delà il n'y est que lumière, et rien d'autre que de la lumière n'y est admis. En revanche, l'endroit sombre est la porte de l'inconscience ou croupissent des animaux ne sachant pas même ce qu'ils sont, incapables d'aucune intelligence ni conscience... C'est à mon avis dans ce genre de situation qu'amène le mode de vie inerte de ceux qui se laissent subjuguer par les dépendances.


    Cimon : En effet. Et qu'arriva-t-il par la suite ?


    Socrate : Par la suite, le sons et les éclats de voix de ma journée, ainsi que les images, revinrent et j'oubliais alors que je rêvais pour revenir dans un sommeil des plus normaux, Provisoirement, car il devait arriver à nouveau quelque chose d'étrange. À travers ces rêves et ces images sans signification, une voix se fit alors entendre...


    Cimon : Et que disait cette voix ?


    Socrate : Elle appelait mon nom. «Socrate, Socrate !» C'était une voix de femme. Je ne m'en rendais pas bien compte ; je ne savais vraiment pas depuis quand elle essayait d'attirer mon attention en m'appelant à travers tout cet afflux de voix et de sons. Mais à peine en eus-je pris conscience qu'elle murmura : «Attention !» Et aussitôt, je fus saisi d'un grand tourment !


    Cimon : Par Zeus, qu'était donc ce tourment ?


    Socrate : Alors que je rêvais, mon corps fut soudainement transporté hors de lui, et j'eus la sensation qu'une force maléfique, au milieu de tous ces sons de voix, ces rires, ces hommes effectuant leurs tâches quotidiennes, me faisait danser. Elle me prenait comme on s'empare d'un pantin et comme on l'articule violemment. Elle s'emmêlait autour de chacun de mes membres et les faisait s'agiter. Il y avait une musique, du même genre que celles que l'on joue pour faire danser. Et c'est ainsi que j'étais en spectacle, pour rien, au milieu de rien et de personne, dans le vacarme. Je dansais dans un vide en mouvement. Et pourtant, je me savais toujours sous l'arbre, en train d'y dormir. Je sentais même la mousse sous mes doigts et je pouvais entendre les cris des bêtes de la forêt. Tout cela était réel, je dormais bien, et pourtant je ne pouvais me réveiller, j'étais comme paralysé. Et le héros de mon rêve, cet autre moi dont je vous ai parlé, subissait cette odieuse manipulation.

    Comme je ne comprenais pas ce qui arrivait, comme je ne savais quel démon se jouait ainsi de moi, j'étais dans l'angoisse et dans la peur. Je voulais me réveiller. Mais il fallut encore qu'un son d'épée tournoyante se produisît et semblât être juste au dessus de ma tête, à la manière d'une épée de Damoclès. Mais celle-ci avait une différence avec l'épée de Damoclès : elle semblait bien plus effrayante. Elle brassait l'air comme si une machine infernale l'actionnait afin qu'en se rapprochant de plus en plus de moi, elle finisse par me couper en petites tranches.

    Mon souhait ardent de sortir de cauchemar allait être exaucé de façon étonnante. C'était déjà l'aube et les premières lueurs du jour étaient apparues. Alors, en me réveillant, dans un état comme si j'avais passé les deux derniers jours sous une véritable tempête, j'eus la surprise de constater que l'arbre sous lequel j'étais endormi avait la forme d'une main tenant un sceptre, comme vous pouvez le voir, si vous vous placez où je suis. Et filtrée à travers les branches, la lumière du soleil levant laissa apparaître en plus une silhouette lumineuse d'une dame majestueuse. Elle était juchée en face de moi, me regardant, de son air plein d'espoir et plein d'amitié. Athéna, c'était elle, c'était la cité, qui m'avait délivré... Hélas, le soleil est bien haut maintenant. Je restais là à contempler cela, tout ému, jusqu'à ce que vous arriviez(2).


    Cimon : Et quelle explication verrais-tu à cet autre rêve ?


    Socrate : Que nos démons ne sont autres que les préoccupations qui s'emparent de nous et ne pas s'en libérer revient à finir broyé, déchiqueté. La danse dans le vide était semblable à la danse de tous les hommes qui courent à leur préoccupations, besoins et envies, quotidiens. Cependant, dans cette épreuve de libération, nous avons l'aide des forces divines bienveillantes. C'est elles qui nous protègent, nous éduquent, nous aiment...

    Mes amis, nous devons approfondir la seule connaissance utile : la nôtre. En dehors, tout n'est que préoccupation et distraction sans objet. Il n'y a pas qu'une seule porte à la mort, mais il y en a deux, de même qu'il y a d'un côté ce qui obéit et de l'autre ce qui se fait obéir.


    1. J'ai emprunté cette parabole à Dion Chrysothome, discours n° 4 : Sur la Royauté.

    2. Tout cela part d'une histoire vraie qui me concerne. Les deux rêves n'eurent pas lieu en même en temps et furent légèrement différents. Le premier ne mettait pas en action Héraclès mais Nostradamus et eut lieu quand j'avais 19 ans. Et au sortir de celui que je raconte en second lieu, j'avais douze ans, et la silhouette qui se dressait dans ma chambre n'était pas Athéna, mais Marie.



    Livre gratuit : l'auteur souhaite que ce livre soit gratuit et accessible pour tous, car la sagesse est inspirée gratuitement et anonymement par la divinité elle même. Vous pouvez l'imprimer et le diffuser autant que vous souhaitez. (Tous droits réservés Elie Béteille)