Les
fêtes dionysiaques
Note : veuillez excuser la mise en page. Les "bouttons" doivent
être concidérés comme des tirets.
I.
Cimon et Aristomélès réveillent Socrate sous un
arbre.
Cimon
: Ne serait-ce pas Socrate, au
loin, dormant contre cet arbre ?
Aristomélès
: Mais si, on dirait ! Que
fait-il donc de si bon matin à l'extérieur de la ville
? S'est-il saoulé, lui aussi, au point de se perdre et de
finir la nuit sous un arbre ?
Cimon
(s'avançant) : Eh bien,
Socrate, que fais-tu là, à dormir par terre ? Tu te
prends pour un cynique, ou pour un vrai chien ?
Socrate
: C'est que, mon cher Cimon,
pour que les élèves imitent le maître, il faut
que le maître leur montre l'exemple au moins une fois. Et il
n'est pas rare que le chien, aussitôt dégourdi, mette à
la tâche un zèle dépassant la véritable
intention.
Cimon
: Et pour quelle raison
dormais-tu ici ?
Socrate
: Ma foi, quoi de plus évident
? Le sommeil... Celui-ci, quand il nous prend, se moque du lieu.
Aristomélès
: Nous te savons fou, mais pas
au point de dormir ici, à la merci des brigands. Quelle est la
vraie raison ?
Socrate
: C'est une longue histoire mes
amis ; une histoire que j'ai moi-même du mal à
comprendre sous tous les angles et qui m'obligerait à raconter
toute la journée d'hier, et même la nuit. Je pourrais
bien vous la narrer mais elle exige que l'on n'écarte aucun
détail. Si jamais je le faisais, alors nous serions sûrs
de ne plus rien y comprendre ; et je crains que vous n'ayez pas le
temps pour que j'en vienne à bout de façon honnête.
Quant à cet arbre, ne vous y méprenez pas à le
voir au premier coup d'œil, il fait une excellente couche...
Aristomélès
: Ah, mon cher Socrate. Tu
souffres de nous avouer que tu as bu, comme un homme ordinaire, et
que tu t'es retrouvé ici sans savoir pourquoi. Et quelle est
donc cette histoire que tu voudrais nous faire croire et que tu
serais bien incapable d'inventer ?
Socrate
: Une histoire d'anges et de
démons, de vins et de femmes, et avec cela, plein de
personnages en contradiction, dont moi-même... C'est au point
que, comme on dit vulgairement, je suis moi-même mal fichu de
m'y retrouver. Je crois que jamais s'endormir sous un arbre n'aura
été un fait si étrange, si providentiel, tenant
de plus à quelques si étonnantes circonstances !
Aristomélès
: C'est à des enfants que
l'on raconte des histoires pareilles ! Pas à des hommes...
Socrate
: Pardieu, je n'avais pas vu que
vous étiez des hommes ! Et en fussiez-vous, vous seriez bien
heureux qu'on vous raconte des histoires comme aux enfants, car il
n'y a pas que les enfants qui les apprécient. Celui qui les
raconte, lui aussi, en éprouve bien du plaisir, n'est-il pas ?
Alors, ne vous privez pas d'un tel plaisir parce que vous seriez trop
vieux. Êtes-vous des vieillards ? Non, vos oreilles entendent
encore et votre raison est suffisante pour discerner ce qu'il faut
croire de ce qu'il ne faut pas croire. Et je ne parle pas de vos
yeux, pétillants comme le soleil à l'aurore, qui
démontrent mieux que tout discours la bonne santé de
votre intelligence et l'appétit de celle-ci pour toute chose
qui y donnerait une utilisation, fût-ce la plus enfantine des
histoires.
Cimon
: Je crois que j'ai bien envie
de t'écouter et que j'en ai le temps.
Socrate
: Eh bien, voici, je vais le
faire, mais ayez bien à l'esprit qu'il me sera difficile de me
souvenir avec précision de tout ce qui s'est passé et
de vous le rendre dans un ordre qui se prête du mieux possible
à la compréhension. Assurez-vous de ne pas tirer de
conclusion avant que je n'aie dit le dernier mot. Sinon, vous ne
saurez pas ce que je fais sous cet arbre !
Cimon
: C'est entendu.
II.
Cléandre, le buveur.
Socrate
: C'était hier. J'étais
chez moi et je m'apprêtais à sortir pour ramener du
marché de l'orge et du sel, ainsi qu'une coupe en bronze, cela
pour ma femme pour qui les trajets sont pénibles, lorsque je
fus pris d'assaut par Cléandre ! Voici ce qu'il me dit :
«– Ah ! Socrate, toi,
et ton bon cœur, vous allez pouvoir m'aider car j'ai un énorme
souci.» Je lui répondis, tout étonné : «Ah
? Et que puis-je donc pour toi mon cher ami ?» Sur quoi, après
avoir recouvré du calme, il reprit : «C'est que, nous
voici le jour des fêtes dionysiaques et hélas, comme
j'ai été trop gourmand, j'ai déjà
consommé tout mon vin et n'en ai presque plus. Tu me vois,
moi, aux fêtes, sans vin alors que tout le monde en a apporté
? Pour quel avare paraîtrais-je ? Aussi, je te le demande, si
ta cave est pleine, prête-moi donc une jarre, ou deux, si tu en
as le cœur, et sois sûr que je te les rendrai...
– En ce qui concerne les jarres,
j'en ai bien une à te donner. Mais ce qui m'intrigue, c'est
comment, toi, Cléandre, le plus grand acheteur de vin
d'Athènes, tu en manques déjà ? Je t'ai déjà
vu achetant des jarres par dizaines. Et moi qui n'en ai jamais chez
moi plus d'une ou deux, je ne parviens jamais à les vider.
C'est que je t'ai déjà surpris, coquin, à être
aux prises avec ce mal qu'on appelle l'intempérance. Et ne
t'avais-je pas déjà prévenu qu'en buvant à
ce rythme, tu n'éprouverais jamais de répit mais que,
au contraire, le manque et l'insatisfaction viendraient bientôt
te faire payer ton incontinence ?
– Ah, pardon Socrate, pardon ! Il
est vrai que j'aurais dû t'écouter ! Mais il est trop
tard... Oui, je sais à présent ce qu'est se lamenter
sur son intempérance ! Mais prête-moi plutôt du
vin puisqu'il est trop tard. C'est la seule chose bonne que tu peux
à présent faire pour moi.
– Sais-tu vraiment, comme tu le
dis, ce qu'est se lamenter sur son intempérance ?
– Oui, je le sais.
– Et pourtant, sachant ce qu'est
l'intempérance et quel mal elle provoque, tu persistes à
demander aux autres ce qui la nourrira davantage et laissera en toi
un gouffre plus grand qu'auparavant ? Voilà un savoir bien
étrange...
– Mais me comprends-tu donc ? Si
oui, pourquoi remues-tu le couteau dans la plaie ? Tu sais bien que
l'intempérance me fait souffrir ; et je le sais bien. Tout
cela, j'aimerais en finir dans l'instant mais je ne le peux pas.
Veux-tu donc m'aider ou faire couler mes larmes ?
– Je
vais t'aider bien sûr. Mais on n'aide jamais un ami sans
savoir ce dont il a besoin. Je n'aurai pas la certitude de t'avoir
aidé avant de bien t'avoir compris. Tu te poses la question
toi-même : est-ce que je te comprends vraiment ? Or, n'est-il
pas nécessaire de bien comprendre quelqu'un pour l'aider ?
Aussi, il faut que tu m'éclaires. Veux-tu bien que nous
discutions afin que je me rende le plus utile possible à toi
et que, au lieu faire couler tes larmes, comme la mauvaise nourrice,
je les sèche avec amour, comme celle qui est pleine d'amitié
?
– Oui, si tu peux sécher
mes larmes, alors je vais m'ouvrir à tes questions...
– En
premier lieu, ce qui m'intrigue est ceci : comment peux-tu cerner
aussi bien un problème qui t'occupe, cette intempérance
honnie des dieux, et ne pas mettre en place la solution ? Au
lieu de ça, tu oses venir me voir, moi qui aime discourir sur
la vertu, non pas pour me demander de l'aide grâce à
des discours, mais grâce au vin qui est dans ma cave. Ma foi,
c'est comme si, emportant sans distinction la marchandise du
médecin, aussi bien sa boutique que ses effets personnels, tu
te servais sans te soucier de ses conseils. Hélas, il ne
suffit pas de pénétrer chez lui et de prendre le
premier flacon sous la main ou sous les yeux pour obtenir une
guérison...
– C'est qu'il ne s'agit pas d'un
remède Socrate, mais d'un effort à fournir. Et d'un
effort rude. Ce n'est pas comme si tu me demandais d'avaler une
gorgée de liquide amer. Je ne peux pas, je suis trop faible
pour cet effort que tu me demandes. Alors, comme je peux seulement
t'écouter, est-ce ton discours qui apaisera ma soif ?
– Eh
quoi ? Es-tu si faible que tu le prétends ? Je ne crois pas.
L'épée qui est au repos se dit-elle qu'elle ne saurait
être employée d'aucune autre façon parce qu'elle
est au repos un moment ? Et l'épée qui tantôt
est maniée avec force et vigueur, qui se cogne avec fracas
sur les boucliers et les tronçons des armures, n'était-elle
pas, quelque temps plus tôt, sans force et prisonnière
dans un fourreau ?
– Si.
– Eh bien, il en va de même
concernant ton âme, tantôt faible, tantôt forte.
Sa faiblesse d'un moment ne l'affecte pas à tous les moments
et n'en fait guère une âme définitivement
faible. Plus que tout autre chose, une âme qui est faible a
besoin d'être sortie de son fourreau et de se cogner avec
vigueur et fracas sur les problèmes irrésolus, elle
doit terrasser tout ce qui voudrait polir le tranchant de ses
décisions, et elle doit faire des miettes de ce qui tente de
l'enfouir sous une montagne d'inertie...
– Peut-être, mais je ne
crois pas que le moment soit venu. Les fêtes approchent.
Après, peut-être que je pourrais t'écouter.
Certainement, même. Mais voudrais-tu donc que pour améliorer
mon âme en t'écoutant lorsque tu me commandes de ne pas
boire, je commette par ailleurs un sacrilège, celui de ne pas
faire honneur à Dionysos ? Après, je serai tout à
toi. Toi-même, tu participeras à ces fêtes. Et tu
voudrais que je m'en empêche ?
– Moi-même, je n'y serai
pas.
– Comment
? Tu n'y seras pas ? Tu n'utiliseras donc pas ton vin et pourtant tu
ne veux pas me le prêter ? Ferais-tu donc partie des
avares, toi aussi ?
– Mais non, mon cher. Du moins,
je ne le crois pas. Comme tu l'as dit, il serait étrange que
d'une part je te commande de ne pas participer à cette fête
où chacun boit et mange jusqu'à tomber malade, en
gâtant de cette façon et l'âme et le corps, et
que d'autre part j'y participe. Ce serait une véritable
incohérence de ma part. Au contraire, tu peux voir que ce que
je préconise, je suis le premier à le mettre en
pratique !
Ensuite. Si la nature de l'intempérance est de s'oublier
quelque temps lorsque l'on s'y abandonne, mais de revenir en force
aussitôt après, en exerçant une vive douleur sur
l'âme, quelle sorte de médecin serais-je si j'essayais
de t'écourter ces douloureux moments d'abstinence plutôt
que d'en supprimer la cause ? Ce serait comme si, pour guérir
un malade d'hydropisie, l'on détournait les rivières et
les fleuves vers sa bouche au lieu de s'en prendre à sa
maladie(1). Si je t'écourte l'abstinence, tu ne
feras que l'éprouver plus tard et plus durement. Si je
t'éduques afin que ton bonheur devienne l'abstinence et ne
soit plus dans la boisson pendant les courts moments où elle
est bue, alors je pourrais te considérer comme guéri.
– Eh bien, on peut dire que tu es
un médecin qui n'hésite pas à parler de remèdes
douloureux... Il est en effet très douloureux à mes
oreilles que d'entendre parler des remèdes que tu me
conseilles. Ah, mais dans quelle situation me suis-je placé ?
Comme j'aurais mieux fait de t'écouter quand j'en avais
encore le temps ! Je crois que je vais être obligé de
passer par toutes ces épreuves. Je suis malheureux au point
que la raison elle-même est devenue une douleur à mes
oreilles et à mon corps qui devra la supporter...
– Ne boiras-tu plus ?
–
Je ne boirai plus...
– N'iras-tu plus aux fêtes
?
– J'irai aux fêtes, quel
est le rapport ?
– Pourquoi donc iras-tu aux fêtes
?
– Pourquoi donc pas ?
– Parce que, mon cher, si jamais
tu comptais encore y aller, tout ce que nous avons dit jusqu'ici ne
servirait à rien. Tu t'attableras ; tu verras que les autres
ne font pas comme toi et tu les envieras ; la douce musique et les
rituels t'enivreront d'abord par les yeux et les oreilles, avant que
tout cela entre finalement par ta bouche...
– Par les dieux, Socrate, mais ce
que tu préconises est horrible ! Voudrais-tu qu'en plus, je
cesse d'écouter de la musique ? Que je cesse de me nourrir de
spectacles et, pourquoi pas, en allant dans ce sens, de respirer ?
– Si tu devais ne plus respirer
pour vivre, mais vivre pour respirer, oui, alors il faudrait que tu
tempères également ta respiration. Ce n'est pas encore
le cas, mais pour ce qui est de tous les autres besoins, je crains
que tu ne les aies trop excités ! C'est au point que ta
préoccupation première dans l'existence n'est plus de
te connaître au fond de toi-même en satisfaisant ton
enveloppe corporelle juste ce qu'il faut pour que le reste du temps
soit bien employé, mais tu t'intéresses à la
satisfaction de cette enveloppe seule... Eh bien, mon homme, as-tu
encore le temps, lors d'une fête dionysiaque, après
tout ce que tu passes à nourrir ton corps, de penser à
Dionysos lui-même ? As-tu seulement le temps, tous les jours,
de te connaître un peu plus que la veille ?
La vie est pareille à
une maison. Et les besoins sont semblables à l'entretien de
cette maison : l'épargner du vent, de la pluie, de la grêle,
en veillant à ce que le toit et les murs soient en bon état.
Si cet entretien est nécessaire, néanmoins il ne doit
pas nous maintenir tout le temps en dehors de la maison à
réparer les tuiles ou à combler les poches des murs.
Au-delà des besoins, il faut être en soi, profiter de
cette force sereine qu'est la vie. Non pas celle dont parlent les
hommes ordinaires qui n'est guère que l'entretien, mais celle
qui libère de cet entretien ; la vie des hommes libres.
Si une maison d'un genre
étrange disposait de fouets à l'intention du
propriétaire aussitôt qu'une tuile est râpée
ou qu'un mur est abîmé et qu'elle l'utilisait, et que le
propriétaire, pour éviter ce fouet, devait passer son
temps non plus dans la maison qui le protège, mais hors de
cette maison pour la réparer, je crois que nous devrions
plutôt appeler ce propriétaire un esclave. Il ne saurait
pas être en paix dans sa maison mais celle-ci ne lui créerait
que des soucis. N'as-tu jamais vu de pareils hommes ?
– Si, je crois.
– Leur maison est si belle et si
bien entretenue, les meubles sont si beaux, les étages sont
si propres, qu'au lieu d'en profiter ils s'assoient sur des troncs
d'arbre et dorment sur la paille. S'il en est ainsi pour des
maisons, il en est de même concernant le corps. Certains ne se
satisfont jamais de ce que nous appelons la vie, «l'être»,
mais ils s'éprennent de nécessités visant
seulement à l'entretien de cette vie, sans jamais l'utiliser.
Il meurent alors que leur existence n'a jamais été
autre chose que manger, boire, dormir...
Et pour en revenir à la
respiration, j'ai entendu dire que, dans quelques pays barbares, les
hommes n'usaient pas seulement de boissons et de mets raffinés,
mais encore de branches et d'herbes qu'ils portaient à leur
bouche à chaque respiration. Je crois qu'une telle respiration
serait bien démesurée par rapport à nos besoins
réels. Si jamais un homme venait à boire pour boire,
respirer pour respirer, penser pour penser, manger pour manger, que
lui resterait-il à faire pour vivre ? Et que lui resterait-il
à vivre pour prendre conscience, jouir de sa vie comme d'un
bien suprême ? Que ferait-il encore dans ce but ?
– Rien...
– Et que dit-on, mon cher, de
celui qui n'a pas conscience ? Dit-on de lui qu'il est un homme
vivant ou un homme mort, s'étant oublié lui-même
? Parle-t-on d'un esprit ou d'une ombre ?
– Nous parlons d'une ombre...
– C'est pour cela, mon cher, que
nous devons nous méfier et nous écarter de tout ce qui
tend à nous suggérer des envies, non plus pour que
nous allions vers notre but d'être nous-même, mais pour
ces envies elles-mêmes. Celui qui ne se connaît plus
s'oublie lui-même. Les envies nous poussent à nous
oublier nous-mêmes et je pourrais t'en donner quelques savants
exemples...
– Allons, donne les moi.
– Ne t'a-t-il pas paru que ceux
qui buvaient et s'attablaient lançaient quelquefois des
phrases sans même s'apercevoir de quelles phrases il
s'agissait ? Parfois même, certaines discussions n'ont elles
pas eu pour début le bruissement d'une souris et pour fin
l'arrivée d'un domestique ?
– Certes.
– Ne serait-il pas pareil de dire
qu'une telle discussion s'était lancée et envolée
d'elle-même, sans qu'aucun esprit n'y prête attention ?
– Si.
– Ne t'a-t-il jamais paru qu'un
homme qui dansait était comme emporté par la danse et
par la musique ? Et dès lors que la musique s'interrompait,
l'homme cessait de danser. Dès lors qu'elle reprenait, il se
remettait à danser.
– Certes.
– Ne pourrait-on pas dire, dans
ce cas, que l'esprit de l'homme ne prêtait aucune attention à
ce qu'il faisait pour lui-même, mais seulement pour la musique
?
– Si.
– Enfin, de manière
générale, ne crois-tu pas que nous devrions distinguer
deux formes d'attention, celle qui se porte vers l'extérieur
et celle qui se porte vers l'intérieur ?
– Si.
– Mais quoi ? Pour quelles
nécessités l'attention se prête-t-elle parfois
aux choses extérieures ?
– Pour l'entretien du corps...
– Je crois qu'il serait pareil de
dire que l'attention portée aux choses extérieures est
inférieure à l'attention portée vers
l'intérieur. Car si l'attention extérieure permet
l'entretien du corps, si le corps permet la vie, et si la vie permet
l'attention intérieure, alors je crois que nous pouvons dire
que l'attention extérieure permet l'attention intérieure.
N'est-ce pas ?
– Si, c'est ainsi que je le vois.
– De cette façon, un excès
de sensation serait l'oubli de soi-même. Alors, je te le
demande, comment verrais-tu donc la meilleure forme d'attention
extérieure possible ?
– Celle qui pare aux nécessités
autant qu'il est nécessaire et s'y borne autant qu'il n'est
plus nécessaire...
– C'est ainsi. Tu as compris
pourquoi il ne faut plus que tu boives autant, mais seulement ce
dont tu as besoin. Aussitôt, ne t'échappant plus, tu
profiterais enfin de ta demeure qui est l'âme. Et de même,
si tu pouvais étendre cette tempérance au-delà
de ta bouche, à tes oreilles, tes yeux et ton intelligence,
tu en retirerais une satisfaction encore meilleure.
– Comment faire ?
– Pour les yeux et les oreilles,
en n'écoutant et en ne t'intéressant que à ce
qui est utile à ta compréhension. Pour ton
intelligence, en ne prenant pas part aux discussions versatiles, aux
mots oiseux, aux stupidités qui causent de l'activité
dans l'âme mais non pas une activité nous amenant à
notre but. Voilà ce que que nous devons tous mettre en œuvre.
Telle fût, à peu
près, la discussion que j'eus avec Cléandre... Quelques
badauds qui nous avaient surpris au milieu de la discussion et à
la fin ne purent s'empêcher de rire, et certains allèrent
même rapporter notre discussion aux sophistes qui discutaient
sur l'agora, quand moi, je reprenais mon itinéraire et
m'élançais vers l'orge et le sel...
III.
L'intervention de Makètos. De l'ignorance.
Quand je fus sur le point de mettre la main sur un bon sac de cette
denrée, le savant Makètos coupa mon geste et, reposant
le sel immédiatement sur l'étalage du vendeur,
s'écria :
–
Allons Socrate, tu n'as pas
besoin de ça ! Un homme qui, comme toi, sait se priver de
tout et ne dépend d'aucun besoin peut bien se suffire d'herbe
pour son repas !
Surpris et en même temps
effrayé de cette main qui avait brusquement surgi et m'avait
presque fait perdre l'équilibre, je ne sus pas trop quoi
répondre. La journée allait être riche en
rebondissements de ce genre. Le même personnage reprit aussitôt
:
– Vas-tu donc cesser de manœuvrer
les gens honnêtes en leur faisant entrer dans la tête
des idées stupides, qui les angoissent et les empêchent
de vivre en profitant convenablement de ce qui a été
mis à leur disposition par les dieux ? Vas-tu donc cesser de
tyranniser ceux qui n'usent pas de ta légendaire modération,
que l'on devrait plutôt qualifier d'auto-torture ? Au moins,
adresse-toi à ce qui peuvent, par leur savoir, couper court à
tes absurdes retranchements d'illuminé. Je suis là
pour cela.
– C'est que, mon cher Makètos,
aussi stupides que soient mes idées, je suis moi-même
encore plus stupide et ne puis guère, sans ton aide très
chère à un double titre, m'apercevoir de mes erreurs.
Et la bêtise dans laquelle je baigne est si grande qu'elle me
plonge dans un semblant de bonheur. Peut-être bien pourrais-tu
me sauver mais malheureusement je ne suis pas assez riche pour
participer à tes enseignements et je suis trop vieux pour
pouvoir encore m'améliorer.
Je devais regretter ce mot
d'humour, non seulement par ce qu'il ne m'apporta rien, et ensuite
parce qu'il excita encore davantage le personnage.
– Allons, en plus il faut que tu
te moques de moi ? Ton but n'est-il pas, par des moyens détournés,
le même que le mien ? Tout simplement : répandre tes
idées et jouir comme tout le monde le fait par ailleurs des
conforts de la vie ? Cependant, où je demande une cotisation
immédiate, toi tu entraînes les hommes à devenir
tes amis pour ne plus te rendre en un seul lieu sans que tu y sois
invité et que ceux qui ont été charmés
par tes discours t'offrent tout ce dont tu as besoin. Ainsi tu ne
possèdes presque rien mais tu as toutes les maisons de tes
amis pour possession. Ainsi tu ne rejettes aucun homme mais tu as
Alcibiade pour amant. Ainsi tu tempères tes désirs et
ton appétit mais tu achètes du sel pour relever tes
aliments. Eh bien moi je ne crois pas un mot de ce que tu racontes
mais je crois au contraire que tu es le plus grand des profiteurs :
celui qui, plutôt que de limiter son profit en se faisant
rémunérer, en a supprimé toute limite, au
mépris des dieux, parce que tout en continuant d'être à
la merci de ta condition, tu te prends pour l'un d'eux...
Qui plus est, tes thèses
passent pour être originales alors que nombreux furent ceux
qui, avant toi, en disaient davantage, en disaient mieux, et ils
furent tous réfutés. Tu es un malin qui, aussi grande
que soit l'ignorance qu'il prétend avoir, a néanmoins
pris exemple, par le fait de voir ou de lire, sur d'autres que lui.
Je voudrais bien te voir dire ce que tu dis et penser ce que tu
penses amputé de tes yeux et de tes oreilles. Eh oui, tu sais,
tu as un savoir mais, malheureusement, celui-ci est dépassé.
Ces pensées dont tu es le prolongateur nous viennent des vieux
qui ne jouissent plus de rien, dont toi-même tu feras bientôt
partie et des temps où les hommes, privés de
l'espérance de satisfaire leurs besoins jusqu'à
satiété, s'inventaient des philosophies pour pouvoir le
supporter. Mais, en tant qu'ignorant, véritable cette fois, tu
t'es arrêté à ces anciennes philosophies sans
chercher à savoir comment elles avaient été
réfutées par la suite...
Jusque dans chaque chose que
tu prônes, tu usurpes l'enseignement des autres dont tu fais un
brouet pseudo-métaphysique. Il n'est pas étrange que tu
n'aies rien écrit. Sur la tempérance, il est possible
de faire mieux que toi et de vivre à la manière
d'Antisthène. Sur l'univers, il est possible d'en savoir plus
que toi et d'étudier ce que nous disent à ce sujet les
scientifiques. En ce qui concerne ne rien posséder, le premier
des esclaves te dépasse. Et en matière d'humilité,
les oiseaux ou les nourrissons font mieux que toi. Lequel de ces arts
voudrais-tu enseigner aux hommes ?
Quand il eut terminé, j'étais presque convaincu de mon
incapacité à tout et de l'arrogance que j'avais à
exhorter les hommes alors que je n'étais qu'un imitateur,
incapable de me ranger au niveau des esclaves et des nourrissons. Je
gémissais de ne pas être allé plus tôt
auprès de cet homme pour qu'il me montre mes fautes et me
dirige mieux que moi-même vers les vertus que je prônais
sans trop bien les connaître. De manière vertigineuse,
je contemplais l'étendue du gouffre que Makètos avait
révélé soudainement en moi-même. Ce n'est
pas tant qu'il m'ait critiqué qui m'avait surpris et
m'affligeait mais plutôt les exemples qu'il avait trouvés
pour me montrer avec évidence à quel point des choses
aussi humbles que l'esclave, l'animal, le nourrisson, me dépassaient.
La sagesse de ceux-ci m'apparaissait soudainement beaucoup plus
profonde que la mienne. Alors, comme tous ceux qui étaient
autour de moi me pressaient de répondre, je me contentai
seulement de dire, tout interdit :
– Tu as raison. Je porte trop
d'attention à améliorer les autres. Je n'en porte pas
assez à m'améliorer moi-même.
Quelques instants s'écoulèrent
dans l'hésitation et le silence. Puis, dans une tentative
assez floue et désespérée visant à me
défendre en même temps que de me convaincre de ma bonne
fois, je repris :
– Pour autant, il ne me semble
pas avoir si mal agi et mes intentions, quel que soient leur effet,
négatif ou positif, sont de bien faire. Et les dieux, du haut
du mont Olympe, s'en apercevront peut-être pour que mon
châtiment ne soit pas trop long et lourd.
Ces intentions visent à
l'amélioration de chacun, et non moi-même ! Moi qui
discourais sur l'oubli de soi au travers les sens, je me suis
moi-même oublié. Ah ! Je suis bien un médecin qui
ne sait pas se soigner et tombe malade, tiens...
Mais ces bonnes intentions ont peut-être un autre but, plus
proche de moi-même : l'amélioration des sujets sur
lesquels je discours. Tu l'as souligné mieux que je n'aurais
pu le faire moi-même : en aucun des domaines que j'aborde, je
ne suis le meilleur ni même qualifié. Je suis plutôt
ignorant. Aussi, je serais incapable, en matière de
philosophie, de savoir réellement si l'être est mobile
ou immobile ; en matière d'astres, s'ils sont chauds ou
froids. En plus, ma vertu n'atteint pas celle des êtres les
plus simples. Mais cette vertu, et justement parce que je ne l'ai
pas, je tente de l'améliorer chaque jour, du matin au soir.
Avec quelle imperfection
cependant ! Quand je vois un oiseau, je serais bien tenté de
l'imiter et de m'envoler comme il le fait, de partager avec lui les
feuilles des arbres comme abris, les grains des plantes sauvages
comme mets abondants. Ils me donnent l'exemple. Mais je suis un
homme, et on aurait certes pu penser que je dus vivre comme eux, mais
j'ai choisi pour ma part un milieu qui est de me loger jusqu'à
ne plus m'en soucier, de même pour les vêtements, pour la
boisson, pour la nourriture. Quelle médiocrité : je ne
suis ni le pire ni le meilleur ! Simplement au milieu entre tous les
êtres, au milieu entre toutes les disciplines. Précisément,
cette médiocrité est difficile à supporter. Dans
mon analyse probablement imparfaite, j'ai cru toutefois que la
perfection était un désir et que ce désir était
capable d'emporter les hommes comme le font les passions ou les
distractions. Je ne cherche pas à être le meilleur,
seulement à être médiocre partout et à
prendre exemple partout. Aussi, comme donneur de leçons, il
fallait bien que je tombe un jour sur meilleur donneur de leçons
que moi. En face de toi, je suis l'homme sans expérience
comparé au vieillard. Je suis l'imitateur. Mais peut-on m'en
vouloir si je t'imite en te prenant pour mon maître ? Je n'en
sais pas autant que toi, mais je ne prétends pas non plus en
savoir autant. Dans le domaine de la science, j'affirme mon
ignorance. Cela m'attire au moins, sinon la réponse,
l'intention de bien faire et de bien répondre. Si l'on
supprime cette bonne intention, je suis comme tu l'as dit, le plus
mauvais des hommes.
– Par Zeus, répondit-il,
jamais je n'ai entendu un pareil boniment. Devais-tu en dire autant
pour parler de ta bonne intention ? Même le criminel a
l'intention de bien faire, car il pense que la morale n'existe pas
et qu'ainsi rien n'est moralement injuste. De même, le sot,
quand il prend du bois pourri pour construire une maison, croit bien
faire lui aussi. Crois-tu que la bonne intention soit une excuse ?
Prométhée donna le feu aux hommes, il croyait bien
faire lui aussi, mais les Dieux lui infligèrent un terrible
châtiment : attaché à une pierre, il eut le foie
dévoré par un aigle. Partout, il ne faut pas avoir
l'intention de faire le bien ou de découvrir la vérité,
mais le faire et la découvrir.
– Eh quoi ? N'as-tu pas, toi
aussi, des bonnes intentions ?
– Si, forcément, puisque
tout le monde a de bonnes intentions !
– Et comment sais-tu que cette
intention de bien faire que tu as est différente de la mienne
ou de celle du sot qui construit une maison avec du bois pourri ? Et
le propre du sot est non seulement de croire qu'il fait bien mais
encore de refuser qu'on lui dise le contraire. Si, comme moi, tu
exerçais ton art de façon injuste, qui donc pourrais
te critiquer ?
– Je
ne fais pas mon art de façon injuste. Et ceci pour une raison
forte : aucun homme n'est encore parvenu à me réfuter
et à me dire en quoi ma manière de penser n'était
pas juste. Pourtant je les écoute parler comme eux s'écoutent
parler. Et il y a bien des domaines dont ils parlent et en lesquels
ils ne savent rien. Aussitôt je les saisis, je les reprends et
les réfute. Ils ne peuvent qu'admettre qu'ils ont tort ainsi
que tu l'as toi-même admis. C'est ainsi que la raison subjugue
l'ignorance, la condamne et que la vérité éclate...
Ainsi, lorsqu'un argument est réfuté par un autre, il
est facile de voir lequel des deux est le mensonge et lequel est la
vérité. De quelle façon un architecte exerce sa
vérité ? Parce que ses maisons tiennent mieux. De
quelle façon un philosophe exerce sa vérité ?
Parce que ses discours sont plus solides !
– Eh bien, à première
vue, je te nommerais véritable philosophe. Mais quoi, quel
savoir veux-tu nous enseigner ? Est-ce donc celui de l'architecture
? Est-ce donc celui de la cuisine ? Ou encore concerne-t-il un autre
art ?
– C'est celui de la vérité.
– Je conçois bien des
vérités propres à l'architecture ou à la
cuisine. Mais une vérité qui serait propre à
elle-même, quel serait son avantage ? Une vérité
de la vérité, car c'est cela, je suppose, dont tu veux
parler, que peut-on en retirer ?
– La connaissance de ce qui
permet plus de bonheur ou encore de ce qui en éloigne...
– Ma foi, je n'avais pas remarqué
que les savants les plus érudits étaient plus heureux
parce qu'ils savaient davantage que le paysan occupé à
sa terre, à sa famille et à ses bêtes. Au
contraire, j'ai vu l'un, à cause de son savoir, être
accablé de soucis, d'abord ceux de l'apprentissage puis ceux
de l'enseignement et de la comparaison, et j'ai vu l'autre se
nourrir d'une satisfaction très simple, aussi petite que soit
sa terre, aussi léger que soit son savoir.
– C'est qu'ils n'ont pas à
leur portée les plaisirs dont on peut jouir grâce à
la vérité. Celle que j'enseigne, justement, et dont tu
t'écartes et dont tu enseignes aux autres de s'écarter.
– Les plaisirs dont tu parles
suggèrent qu'on en ait d'abord envie. Or, l'ignorant dont
j'ai parlé, le paysan, n'a pas toutes ces envies. Nul n'a
envie d'avoir envie. Dès lors, quelle est pour le paysan qui
cultive simplement sa terre l'utilité de la vérité
?
– Mais quoi, Socrate, toi donc,
tu ne la recherches pas cette vérité ? Et nieras-tu
que tu éprouves une certaine joie lorsque tu tombes, bien
rarement sans doute, sur quelque apprentissage ou sur quelque
découverte ?
– Je n'en sais rien. C'est ce que
nous verrons bien à l'issue de ce débat, lorsque tu
m'auras instruit. En attendant, crois-tu qu'il soit possible de
connaître la vérité ?
– Il est possible.
– Or, la vérité
n'est-elle pas une chose infinie ?
– Elle l'est.
– Et l'intelligence de l'homme,
est-elle finie ou infinie ?
– Finie.
– Et tu voudrais qu'on puisse
connaître une chose infinie au moyen d'une chose finie ? C'est
là une volonté impossible à satisfaire. Si
quelques uns ont prétendu avoir trouvé la vérité
et l'avoir raisonnée et expliquée aux hommes, cela
n'est certainement pas autre chose qu'une amputation de cette vérité
ou un modèle réduit. Les architectes qui se disputent
la construction d'un temple ou d'un monument font souvent des
maquettes représentant leur œuvre quand elle sera
finalement construite. Cette maquette n'est qu'une représentation,
et en dehors de la représentation, on serait bien incapable
de s'en servir comme on se sert d'un véritable temple, en y
priant, en y célébrant, en y donnant des oracles. On
ne serait pas même capable d'évaluer des caractères
du terrain comme le risque d'écroulement, ou encore la pluie
et le vent. À quoi d'autre sert cette maquette qu'à
montrer du doigt le véritable édifice, comme si elle
était en tout point différente de celui-ci ? Or, avec
le discours et l'intelligence, puisque ces deux-ci sont finis, que
peut-on faire d'autre que de montrer du doigt la vérité
?
C'est comme si, mon cher
Makétos, à mesure que l'homme perfectionnait son modèle
réduit, le rendant de plus en plus réaliste en
procédant détail par détail, il ne montrait pas
la vérité du doigt dans toutes les directions, mais
dans une seule direction très précise. Dès lors,
n'accuserait-on pas cet homme de ne pas montrer la vérité
mais d'en cacher au contraire la plus grande partie ? C'est
d'ailleurs à ce titre qu'il existe plusieurs disciplines
scientifiques. Les uns montrent du doigt les astres. Les autres
montrent du doigt le corps. Il y en a encore qui montrent du doigt la
terre ou le feu. Et ainsi, nous créons parfois même, au
nom de la vérité, encore bien des sous-disciplines.
N'as-tu pas la sensation qu'à mesure que nous étudions
la vérité par notre intelligence finie, nous ne faisons
que nous circonscrire à un point de plus en plus petit ?
Aussi, en parlant des savants qui prétendent nous apprendre la
vérité dans un domaine quelconque, ne devrait-on pas
plutôt parler d'hommes qui détournent notre attention de
la vérité au profit de leur imparfait modèle
réduit, la cachant et l'obscurcissant ainsi tout entière
?
– Comment ? Que veux-tu dire ?
– Voici. Celui qui étudie
dans un domaine particulier ne se ferme-t-il pas en réalité
tous les autres domaines ?
– On peut le dire de cette façon.
Je dirais plutôt que, par honnêteté, il s'établit
dans une seule discipline afin d'approfondir celle-ci du mieux
possible.
– Or, nous avons reconnu que la
vérité était infinie.
– En effet.
– Ne dira-t-on donc pas, dans ce
cas, que l'homme qui ne s'établit que dans une discipline ne
pourra jamais découvrir d'autre vérité que dans
son domaine ? Et ainsi, s'il venait à découvrir
quelque vérité qu'il montrerait alors du doigt, ne
sera-t-elle pas fortement restreinte ?
– Si.
– Or, non seulement il n'est pas
nécessaire de connaître pour montrer du doigt, mais
encore, qui sait combien de directions celui qui connaît
ignore-t-il ? Où qu'on ne regarde pas, la vérité
se prolonge. Avec mes yeux, j'aurais beau avoir la capacité
de décrire tout ce que je vois devant moi et de poser sur
chacune des visions un nom et une définition parfaites,
néanmoins, il me faudrait encore tourner ma tête vers
la gauche, vers la droite, vers le bas, vers le haut, et dans je ne
sais quelles autres dimensions. Vois comme celui qui connaît
ignore en réalité !
– En effet, malgré la
connaissance que j'ai, je suis bien incapable de comprendre ton
discours décousu...
– Alors, écoute ceci : les
physiciens ne prétendent-ils pas que l'univers est
strictement matériel et n'ont-il pas un certain dédain
pour le mysticisme ?
– Si.
– Les mystiques ne prétendent-ils
pas que l'univers est strictement mystique et n'ont-ils pas un
certain dédain pour la physique ?
– Aussi.
– Et nous pourrions même
aller trouver ceux qui expliquent l'univers non pas avec une seule
discipline mais quelques trois ou quatre, la science des corps, la
science des astres, la science des religions ou la science des
mathématiques, que ce serait la même chose. Combien de
sciences encore oublieraient-ils ou dédaigneraient-ils ? Eux
aussi, ils se bornent à rechercher la vérité
dans des contextes étroits. Leur problème ne vient-il
pas de ce qu'ils n'ignorent pas comme le fait un véritable
ignorant ? Car s'ils ignoraient totalement, au moins ils se
proposeraient de répondre à toute question, et leur
champs de regard ne serait plus limité à une seule
direction mais se dirigerait aussi bien vers le bas que vers le
haut... Ils ignoreraient totalement dans quel sens porter leur
regard et par là-même ils le porteraient dans tous les
recoins et dans toutes les dimensions. Ainsi, en véritables
ignorants, ils ignoreraient tout et seraient aptes de recevoir toute
vérité, d'où qu'elle vienne, alors que l'homme
commun ne s'attend pas, à cause de son savoir, à
découvrir autre chose que ce dont il a l'intuition.
Le bon exemple, c'est le
scientifique. Il étudie la terre et les astres comme seules
manifestations de la vérité. Eh bien, il serait pareil
de dire qu'il sait, ou du moins soupçonne, déjà
ce qu'est l'univers et non qu'il cherche à le savoir. Il le
sait déjà, en effet, car il l'a déjà
défini : pour lui, l'univers est matériel. L'ignorant,
lui, ne ferait pas l'erreur d'un tel préjugé. Au
contraire, il chercherait à savoir, avant de se lancer en
science, si l'univers se borne à la matière, s'il se
borne aux dieux, ou s'il a encore quelque qualité non
perceptible...
Mais l'ignorant a un moyen
d'être encore plus heureux que s'il cherche la vérité.
Il a un moyen d'être très heureux en ne cherchant rien
plutôt qu'en faisant comme certains scientifiques qui
attribuent à des choses des noms savants. Nous serions en face
d'une chaise et nous ignorerions totalement ce qu'est son nom que
nous ne serions pas pour autant dans l'impossibilité de nous
en servir. Nous ignorerions le nom de telle étoile ou de tel
corps que nous ne serions pas plus dans l'impossibilité de le
voir ou de le sentir. Mais au lieu de nous faciliter la
compréhension, les mots ou les significations que nous donnons
aux choses nous empêchent de les voir correctement, comme elles
sont en réalité, en elles-mêmes.
Ainsi, pour reprendre
l'exemple de la chaise, nous avons une vision courante de celle-ci
qui est d'avoir quatre pieds et un dossier. Cette vision est d'abord
et seulement une forme. Dans l'univers, aucune loi ne stipulait,
avant que l'imagination de l'homme ne l'inventât, que cette
forme en question était attribuée à la chaise.
Son contour était admirablement différent du celui d'un
arbre, par exemple, en une infinité de détails. Et ces
détails, tous les papyrus d'Égypte ne suffiraient pas à
les mettre à l'écrit, ni la mémoire de tous les
hommes à les retenir. La spécificité de chaque
forme tient en une infinité de détails qu'il est
impossible de définir. En le faisant, au lieu de connaître
véritablement, nous séparons quelques détails de
tout le reste. Aucun objet n'est comme nous le percevons.
Celui qui sait cela n'essaie
plus d'apprendre mais, au contraire, il préfère
considérer qu'il ignore toute chose et que, indépendamment
de lui, eh bien ces choses sont ce qu'elles sont. Cela est déjà
un jugement parfait. Pourquoi donc, par notre imagination ou
connaissance, leur attribuer un second jugement, nécessairement
imparfait ? De ce fait, pour l'ignorant, le savoir n'est pas rangé
quelque part dans la mémoire mais il est rangé dans
l'univers lui-même. Et l'ignorant déborde de liberté
car, face à un objet quelconque, il n'est pas forcé de
l'envisager aussitôt comme sa signification donnée par
les hommes l'y oblige ; en effet, il ne fait pas cette association
étroite et automatique à chaque fois qu'il la perçoit.
Il jouit de la liberté à l'égard des jugements
imparfaits des hommes. Et l'ignorance est de ce point de vue le
savoir le plus parfait qu'on ait jamais inventé.
IV.
De l'univers et de Dieu.
Makétos reprit aussitôt:
– Ah, Socrate, si seulement tu
pouvais avoir raison ! Non seulement nous nous connaîtrions
parfaitement, mais encore nous connaîtrions l'univers jusque
dans ces moindres détails, sans jamais l'avoir étudié.
La science entière serait inutile. Cet univers dont tu parles
serait la seule connaissance, la connaissance de lui-même. Or,
comme nous faisons partie de lui, je suppose qu'il nous la
partagerait. Amusant Socrate, mais l'ignorant que tu prétends
être, s'il a réalisé son unité avec
l'univers, devrait savoir de façon claire ce que je pense
maintenant et il devrait pouvoir de cette façon me contredire
aussitôt de façon magistrale et sans équivoque.
Or, n'ayant pas réalisé cette union par l'ignorance,
il voudrait nous la faire espérer ? C'est un peu comme si tu
parlais de l'amour sans jamais l'avoir éprouvé.
– Certes.
– Si
seulement l'univers était comme tu dis, réalité
en lui-même ! Les pierres et les arbres seraient eux-mêmes
pensants et conscients comme nous le sommes. Et s'il en était
ainsi des pierres et des arbres, nous en dirions autant des animaux.
Or, il y a si peu de conscience dans les animaux qu'il serait absurde
d'en donner aux pierres. Et il ne me sera pas bien difficile de le
prouver. En toute chose, les animaux agissent comme s'ils devaient à
tout prix reproduire leur espèce et non de leur propre
volonté. Est-ce là l'attitude d'une conscience ou d'une
chose qui a un esprit ? Je crois que l'on peut sans crainte
affirmer que non et alors, nous t'avons réfuté bien
facilement.
–
Pourtant,
les animaux colonisent les airs, les monts et les fonds marins,
alors que l'homme n'y parvient pas, avec son intelligence si grande,
lui qui, d'ailleurs, si on pousse l'analyse, n'agit pas bien
différemment que pour perpétuer sa race. Les animaux,
de plus, supportent l'hiver et l'été de la même
façon. Les oiseaux émigrent sans intelligence mais
trouvent le meilleur endroit... Que répondrais-tu à
cela ? Dirais-tu également que tout cela se fait sans
conscience ?
– Mais oui, je le dis. Tu dois
sortir de ton illusion, Socrate !
– Allons, apporte-moi donc
quelque lumière.
– En dehors de l'être
humain, et de la vie qu'il est à même de ressentir en
raison des différences physiques que lui a conférées
le hasard, et rien d'autre que le hasard, il n'y a rien que des
atomes sans vie. La réalité qui les concerne n'est pas
autre chose que la pensée que nous avons à leur égard.
Et l'étude de cet univers qui nous entoure ne vise pas, comme
tu le crois si fort, à la connaissance uniquement, mais elle
a aussi pour but de donner aux choses une utilité pratique.
C'est de cette façon, je le crois, la seule manière
qu'on ait de tendre à un bonheur durable : en ayant à
l'esprit, premièrement, qu'aucune réalité en
dehors de nous n'existe – ce qui nous force à nous
diriger en permanence vers la vie –, et en facilitant cette vie
au moyen des commodités cachées que l'on découvre
à partir de la science. Aucune science ne se fait sans
connaissance. Faut-il enfin que tu comprennes ?
– Je m'y efforce, en tout cas.
Mais mon ignorance, décidément farouche, résiste.
Il faudra encore qu'elle fasse quelques soubresauts avant qu'elle
soit définitivement exterminée par ton savoir. Aussi,
je souhaiterais lui donner encore quelque temps libre cours et te
contredire sur quelques points : en ce qui concerne le hasard ; en
ce qui concerne la réalité ; en ce qui concerne
l'utilité pratique de ce que nous avons ; et enfin en ce qui
concerne la séparation entre cette réalité et
les êtres animés.
– Vas-y,
mais n'essaie pas de nous manœuvrer comme tu t'y es pris à
propos de l'ignorance !
– Je n'essaierai pas.
– Alors, explique.
– Voici. À propos du
hasard, je crois qu'il est osé de prétendre qu'il est
seul à l'origine de notre monde.
– Ah bon, et quel autre
explication verrais-tu ?
– Je ne sais si c'est aux dieux
ou encore à une autre raison, mais je m'y connais en jeux de
hasard. Et jamais, par exemple, je n'ai vu un dé se lancer
tout seul sans qu'aucune main ne l'ait jeté – et les
mains, jusqu'à preuve du contraire obéissent aux
hommes qui les possèdent. Et, de surcroît, je n'ai
jamais vu un dé réaliser lui-même le résultat
qu'il venait juste d'indiquer. Or, si on croit que les lois
scientifiques auxquelles il est sujet, telles que la gravité,
la lumière, la vie, le feu, etc., sont le fruit d'un hasard ;
encore faut-il expliquer comment ce hasard a pu être enclenché
et, aussitôt qu'il l'a été, comment ce hasard
s'est mis en place.
– Voudrais-tu faire croire qu'un
Dieu (ou des dieux) est à l'origine de notre monde ?
– Je
ne sais pas. Je pense que leur attribuer la cause des lois de notre
univers comme elles sont ne reviendrait qu'à déplacer
le problème. Qu'est-ce qui aurait pu pousser ces dieux à
créer l'univers comme il est ?
– En effet.
– Je
soupçonne plutôt que l'univers est infiniment plus
grand que ce que nous en voyons. Aussi, il n'est peut-être pas
limité à notre dimension matérielle, mais se
prolonge autant qu'il peut exister de dimensions aux lois ou
caractéristiques scientifiques différentes. Dans ce
cas, le Dieu n'aurait pas pris de décision en fonction d'une
volonté ou d'un stimulus quelconque, puisqu'étant
infiniment originel – d'ailleurs, ces choses, les volontés
et les stimuli, ne sont propres qu'aux hommes, puisqu'il faut leur
obéir. Un tel Dieu serait la liberté elle-même.
En effet, par la réalisation qu'il aurait opérée,
il serait libre à l'égard de toute contrainte : il
serait la décision.
Or, la décision, puisqu'elle est à l'origine de tout,
est l'être. Et cet être, c'est celui que nous ressentons
en proportion de notre divine liberté d'esprit lorsque nous
avons à prendre des choix. Encore faut-il que nous soyons
vraiment libre et que nous prenions véritablement des
décisions. Car, à ce sujet, je dois préciser
qu'il y a deux sortes de libertés. L'une est la liberté
du corps à l'égard de l'esprit – celle-là
n'est point la véritable liberté –, l'autre est la
liberté de l'esprit à l'égard du corps, c'est
celle-ci qui est le propre de Dieu. Ainsi, de cette réflexion
sur le hasard, il ressort l'inverse de ce que tu expliquais : en
dehors de l'esprit, rien n'est réel. Et, ce n'est pas à
travers le corps qu'il faut chercher une quelconque réalité.
À mon avis, la véritable réalité n'est
pas en nous mais au-delà de nous.
Et l'univers, comme je le
soutiens, a bien une réalité tout entière,
indépendante du sujet et indépendante de l'homme. On
parle de teintures, par exemple, en disant qu'elles sont bleues,
qu'elles sont rouges, qu'elles sont en terre, ou qu'elles sont en
liquide. Eh bien, il faut examiner notre façon de parler de
ces teintures et aussi de toute chose. Je crois que nous pourrions,
de cette façon, déduire une incomparable vérité...
– Et laquelle ?
– Celle-ci. Avant qu'une chose
soit bleue, encore faut-il qu'elle soit, tout simplement. Sans
l'être, qui est la condition à toute chose qui est,
aucune qualité ne pourrait s'ajouter, comme le bleu ou le
rouge. Ainsi, «l'être», «la présence»,
«Dieu», cela est au fond même de chaque chose, y
compris dans la pierre, bien que cela soit masqué par les
qualités que nous ajoutons après que nous disons
qu'une chose est.
Ensuite, une expérience
toute simple peut nous permettre de comprendre que cette réalité
est partout et qu'elle est indépendante de nous. Le simple
fait que nous soyons arrivé au monde et que l'univers ait eu
l'aspect qu'il a, sans que nous l'ayons choisi, suggère
naturellement que ce monde en question était déjà
mis en place avant notre arrivée. En terme de réalité,
il est lui-même et ne saurait dépendre d'une imagination
quelconque, surtout de la nôtre. Seul un être dispose de
la magnifique stabilité qui caractérise l'univers.
Lorsque nous nous endormons le soir et que nous nous réveillons
le matin, ce que nous avons eu l'habitude de voir n'a pas changé.
Le ciel est toujours bleu clair, la mer est toujours bleu foncé.
Cette stabilité contraste avec la frénésie de
notre imagination. Nous pourrions dire que l'univers a une mémoire
de lui-même. Si, par exemple, nous cachions dans un coin d'une
forêt une épée et que nous venions la retrouver
un an plus tard. Elle y serait toujours, parce que l'univers aurait
mémorisé tout au long de l'année la position de
cette épée.
Par ailleurs, comment se
peut-il que les choses en mouvement soient propulsées par leur
propre mouvement ? La seule réponse à cela est que
l'univers sait ce qui avance au moment du présent, qu'un
coureur, par exemple, était déjà en mouvement un
instant avant. Cela suggère la réalité non
seulement du présent, mais encore d'un instant avant le
présent. Et si un instant avant le présent est réel,
pourquoi ne le seraient pas tous les instants du passé réunis
? D'ailleurs, il faut avouer que la limite entre le passé et
le présent est bien floue. Ainsi, qui dit que le présent
n'est pas une sensation ? Voire, qui dit qu'il n'est pas la décision
? Si nous avions une mémoire ou un potentiel de décision
plus performant, qui dit que le présent, au lieu de durer
environ une seconde, ne durerait pas un an ou toute une vie ? Qui dit
qu'à l'échelle de l'univers, le présent n'est
pas l'éternité ?
Or si l'on en croit ce que
j'ai affirmé sur la décision, à savoir qu'elle
est véritablement l'être, le présent, alors on
peut conclure ceci : notre petite échelle de décision
humaine correspond à notre présent humain, lorsque
l'échelle de décision de l'univers entier correspond à
l'être ultime de Dieu, une décision ultime, un présent
éternel.
Celui qui s'emploie à
s'interroger sur le présent et le futur peut répondre
de cette façon et écarter, de ce fait, tout discours
qui viserait à dire que ni la liberté de l'homme, ni
celle de Dieu n'existent : le futur est ce qui est encore incertain.
Et si cela est encore incertain, c'est parce que des décisions
doivent être prises pour que le futur existe ; or, celles-ci ne
sont pas encore prises.
Si, au contraire, la décision
n'existait pas, il n'y aurait pas de présent et le futur
existerait déjà. Dans ce cas, aucune conscience
n'existerait et l'univers serait comme un infime tracé sans
fin. Serait-il différent d'affirmer que l'univers serait
inconscient, inhabité ? Et pourtant, c'est ce que vous, les
scientifiques, affirmez. Vous affirmez que si nous pouvions réaliser
à nouveau un ordre comme par le passé en disposant les
particules de la même façon, tout se reproduirait à
l'identique. Mais moi, je réfute cette affirmation en
prétendant que si tel était le cas, alors le présent
qui est l'incertitude, la décision, n'existerait d'aucune
façon. Aussi, notre séjour sur terre n'a pas d'autre
utilité, de mon avis, que de nous permettre d'exercer notre
potentiel de liberté et de décision afin d'être à
même de passer spontanément de la mort à la vie,
de l'inertie à la décision.
– Ainsi, tu crois qu'il est
possible à un homme de décider ? Mais de quoi au juste
? Quelles décisions avons-nous ?
– Justement, nous en avons peu.
Mais comme tu parlais de l'utilité de telles ou telles
choses, en suggérant que nous devons les rechercher et les
employer pour notre bonheur, je suggère que chaque élément
de l'univers ou de l'existence a son utilité. Je ne parle pas
de l'utilité du feu pour cuire ou de l'utilité des
plantes pour guérir. Cela n'est que le premier degré
d'utilité. Ainsi, l'utilité première d'une
prison serait d'emprisonner, mais l'utilité seconde serait de
s'en libérer. Ce qui est bâti est fait pour être
démoli, ce qui emprisonne est fait pour qu'on s'en libère.
Nous sommes en quelque sorte ici parce que la décision est
nécessairement à prendre pour que la vie soit
réalisée. Et la décision procède d'une
libération. Dans un univers composé d'atomes et de
trajectoires seuls, et où la décision est absente,
quelle serait la place d'esprit ? Aucune. En tant qu'hommes avec un
pouvoir de décisions, nous serions pareil à des
carrefours à deux embranchements seulement. Je crois qu'il
serait pareil de dire que de tels carrefours n'existent pas. C'est
pourquoi je soutiens à nouveau que l'homme est la décision
et que cette décision procède d'un principe de
décision, Dieu.
–
Allons-donc
! Et que nous débiteras-tu encore sur ce principe de décision
?
– Qu'il
est ce que tu niais tout à l'heure. Ce n'est pas par nature
un mécanisme, contrairement à toute autre chose qui
lui obéit et qui en découle. Ainsi, toutes les
qualités humaines, que ce soit la paresse, la jalousie,
l'orgueil ou même la politesse, font partie de ces mécanismes.
J'ajouterais même la personnalité car elle nous fait
croire en une idée de nous-mêmes dont nous sommes bien
peu capables de nous débarrasser et que nous n'avons
généralement pas choisie. L'homme qui obéit à
ces qualités n'est ni plus ni moins que le sujet d'un facteur
dominant. En revanche, la décision ultime n'appartient
à aucun contexte, ni celui de l'amour, ni celui de la
personnalité, ni celui de la politesse. Toutes les qualités
de l'univers procèdent de cette décision ultime. Elle
est comme l'eau qui irrigue la terre et s'infiltre partout et qui
permet de différencier des océans, des fleuves, des
lacs. Ces différents types de récipients sont comme
toutes les qualités auxquelles les hommes s'assujettissent.
Mais Dieu, qui est comme l'eau, ne saurait y être sujet.
La pensé de l'homme est un art un peu comme celui de
canaliser l'eau dans des tuyaux et des bassins. Penser n'est pas,
comme on irait croire, une façon d'être plus réel.
Et en cela, l'homme qui pense n'est pas plus réel que l'animal
qui ne pense pas. Je dirais même que le fait de penser et de
définir intellectuellement l'univers est une chose dangereuse,
car cela peut être une façon d'augmenter l'espace de la
canalisation tout en réduisant l'eau qu'elle contient. Une
telle canalisation ne canaliserait plus rien. Elle se laisserait
aller à ses propres fantaisies. Elle pourrait même en
arriver à ne plus contenir d'eau comme certains penseurs qui
en arrivent parfois à penser qu'il n'y a pas «l'Être»
qui irrigue rien, mais à croire que tout n'est que pensées
et viscères... Voilà ce que je dis au sujet de cet être
suprême qui est la décision.
Alors, Makètos, qui
s'était apaisé progressivement au fil de mon oraison,
me déclara sur un ton dubitatif :
– Ma foi, bien que ce soit très
mal exprimé, je commence un peu à être d'accord
avec toi. Mais, tu dois encore nous parler de l'utilité
pratique de l'univers et de la séparation entre les êtres
animés et cet univers. Alors je t'écoute.
V.
L'utilité de la science.
Je repris donc :
– Je crois, mon cher Makètos,
qu'il n'y a qu'une seule utilité à l'univers : la
prise de conscience. Et ceci est pris très au sérieux
par les dieux qui commandent aux hommes de ne pas s'en écarter
comme le font certains qui ne recherchent pas la libération
mais, au contraire, s'aliènent le plus possible aux
dépendances, notamment à cause des envies.
D'une part, je crois qu'il
était obligé que l'homme ait la possibilité de
prendre des mauvais choix, sinon il n'aurait aucune possibilité
de vraiment choisir et de prendre un bon choix, par opposition à
un mauvais. Il fallait donc que l'homme puisse prendre la direction
totalement opposée à la sagesse en n'élevant pas
son âme mais en parvenant à une vie capable d'ignorer
totalement l'être et la nature profonde des choses, par tous
ces profits dont tu parles, ceux qu'apporte la science. Mais tu dois
encore remarquer une chose !
– Laquelle ?
– Que ces profits, bien qu'on
soit tenté de croire le contraire, n'apportent aucun
bienfait.
– Prouve-le !
– Parce que les choses sont
compliquées et demandent une plus longue préparation
ou une plus grande technique, apportent-elle un plus grand bienfait
!
– C'est nécessaire...
– Eh bien, laisse-moi te donner
un exemple, rien qu'un seul. Celui de nôtre alimentation qui
pu se contenter de fort peu et qui, pour presque tous les hommes est
devenu très compliquée et s'est associée des
techniques et des métiers très nombreux. Remarque bien
que nous sommes le seul animal qui ne trouve pas, ou qui croit ne
pas trouver, dans la nature l'alimentation qui lui convienne sans
rien chercher d'autre.
– Donne donc ton exemple.
– Il existe pour l'homme, les
affamés le savent, quelques savants moyens de se nourrir sans
pour cela avoir recours ni à l'agriculture ni à
l'élevage, ni même à la chasse. Laissés à
eux-mêmes les naufragés racontent qu'ils mangèrent
des fruits en presque toutes saisons, que les racines et les
feuilles faisaient des soupes, que les bourgeons, les jeunes
pousses, les graines sont parfois comestibles. Chez certains peuples
qui ne pratiquent pas l'agriculture dont quelques témoignages
nous sont parvenus, on dit que cette façon de se nourrir est
une science partagée par tous les hommes, ce qui permet à
ces individus de vivre très longtemps sans les remèdes
que nous connaissons, simplement par ce qu'ils n'ont pas dévié
de leur nature.
Mais je veux prouver que l'alimentation grecque et aussi, dans
l'ensemble, celle des barbares dont certains ont une cuisine plus
gourmande et plus compliquée que la nôtre n'est
meilleure en aucune sorte. L'agriculture apporte certes de quoi
nourrir ceux de la campagne et de la ville, mais cela suppose qu'on
ait besoin de métiers de la ville que la campagne n'offre pas.
Oui, tu me diras, nous avons besoin de médecins, d'hommes de
loi, et de tant d'autres métiers. Mais je te répondrai
que de tels métiers existent seulement pour réparer,
et dans l'ensemble ils échouent, le tort dont ils sont
coupables : celui de s'être éloigné de la terre
mère et d'avoir ainsi nécessité que
l'agriculture doive produire davantage. Car en effet, lorsque l'on
cultive la terre toute la journée, et que ceci n'est réservé
qu'à une faible partie de la population, on récolte
bien vite des maux de colonne vertébrale, ce qui demande les
médecins ; sans parler des innombrables techniques à
mettre à profit pour rendre plus facile une tâche
hardue. Le matériel, comme il demande des capacités,
n'est pas fabriqué par le paysan lui-même mais par un
artisan, et il faut un homme capable de théoriser et
d'organiser le fonctionnement d'une telle société où
il existe plusieurs métiers. En plus de cela, il a fallu que
l'homme veuille goûter à d'autres aliments que auxquels
sa nature délicate le prédistinait, les animaux et cela
ne se fît pas sans graves maladies contre lesquelles les
médecins, pour répondre, devaient disposer de remèdes,
nécessitant du temps et de l'expértise. Les remèdes,
pas toujours effiaces, rendaient parfois quitte d'une maladie contre
une autre. Et le médecin lui-même, auprès des
malades, tombait malade. Tu vois que l'homme, parce qu'il complique
l'oeuvre de la nature, n'a pas fini de tenter d'éliminer les
effets qui au fond sont désastreux et le privent du bonheur ?
Vois si nous n'avions pas été plus heureux comme des
merles, des singes ou des chiens, mais avec la raison qui permet de
philosopher en plus ? Au lieu de cela, il faut que nous soyons
en permanence au fourneau pour nous plaindre quand le plaisir n'est
pas assez grand, pour se faire la guerre pour mille raisons, et pour
mourir sans avoir eu le temps d'utiliser notre intelligence à
la compréhension des choses divines...
Je voudrais bien, également,
te citer un autre exemple, celui du déplacement. Car il est
manifeste que ce qui pousse à rechercher davantage et ce qui
est autre, c'est notre incapacité à jouir de ce qui est
présent. Aussi faut-il que nous cherchions en permanence
ailleurs et, lorsque ceci se combine à la recherche
technologique, cela donne des effets bien pervers, ainsi qu'il en va
pour l'équitation.
– Quoi, critiquerais-tu donc
l'éducation aussi, après avoir critiquer
l'agriculture, l'élevage, la médecine et tous les
métiers humains ?
– Oui, car bien qu'elle soit
utilisée pour se déplacer plus rapidement, elle n'a
pas diminué les temps de déplacement mais, bien au
contraire, elle eut l'effet de les rallonger. En effet, au lieu de
se contenter de ce qui était à sa portée en un
quart d'heure de marche, l'homme s'est mis à vouloir ce qui
était à une heure de cheval.
Et j'aurais du mal à
t'énumérer toutes les choses que prisent les hommes et
qui ne font que lui créer des problèmes. La possession
d'esclaves attire sur celui qui les possède bien des soucis :
veiller à ce qu'ils n'enfuient pas, à ce qu'ils soient
en bonne santé et à ce qu'ils ne se dérobent pas
au travail. De même, le tyran a beau avoir une armure en fer et
une garde personnelle rapprochée, il risque d'être
assassiné plus que tout autre homme. Au fond, en examinant
tout ce que nous pouvons utiliser pour notre confort, en partie grâce
à la science, nous nous rendons compte que si nous n'avions ni
cheval, ni armures, ni souliers, ni remèdes, ni plaisirs qui
comblent l'ennui, ni monuments, etc., nous n'aurions pas non plus
besoin de nous déplacer rapidement, de nous défendre,
de marcher longtemps, de nous guérir de maladies, de parer au
stress, de travailler, de nous reposer, d'élever des
monuments.
– Et que ferions-nous de temps en
si grande quantité ? Quelle sorte de bonheur pourrait-on
espérer ? L'ennui ne viendrait-il pas peser sur nous comme
une chape ?
– En fait, nous nous satisferions
de tout ce qui est sur place et nous n'aurions de travail autre que
l'élévation de notre âme. Les services que
rendent la mise en pratique des découvertes scientifiques ne
servent qu'à ajouter des préoccupations et des métiers
qui facilitent ceux qui existent déjà. Cependant,
aucun ne facilite notre bonheur. Qu'on supprime tous les métiers
et toutes les dépendances, et nous n'aurons plus besoin
d'aucun d'entre eux. Mais nous préférons au contraire
en ajouter. Voici comment les dieux nous punissent, parce que nous
ne visons point à nous améliorer mais voulons
satisfaire notre paresse, notre plaisir, notre orgueil : chaque
chose que nous avons cru bon d'utiliser pour accroître ces
défauts nous a demandé plus de travail, plus de souci
et finalement cela n'a pas apporté la satisfaction espérée,
mais de nouveaux maux. Et tu peux voir quelle subtile gestion divine
permet d'orchestrer tout cela... Quelle n'était pas notre
prétention en modifiant leur création ! Nous voilà
bien punis.
VI.
Disgression sur la mort.
C'est là que Théophane, qui nous écoutait
discourir depuis un bon moment déjà, comme je sentais
ses yeux pleins de remarques et de questions, m'interrogea :
– Mais alors, Socrate, les dieux
ne nous envoient-ils que des punitions ? À t'entendre, on le
croirait !
– Parce que nous ne les écoutons
pas, mais ils nous envoient aussi des messages et des présages.
– Mais comment ces messages se
manifestent-ils ?
– J'ai bien une théorie à
ce sujet, mais nous devrons nous écarter de la question sur
l'utilité de la science. Et il faut pour cela que Makètos
soit d'accord.
Il fit signe que oui, alors je
m'essayai à répondre à Théophane.
– Je crois, mon cher, qu'ils se
manifestent par leçons très simples, à notre
portée. Les dieux, en effet, sont d'excellents pédagogues.
Ce que nous observons ici-bas, nous pouvons le projeter sur une plus
grande échelle : l'échelle divine.
– Par exemple ?
– Par exemple, nous voyons la
différence entre les animaux et nous. Alors, nous pouvons
comprendre la différence entre nous et le sage. Qui plus est
entre le sage et Divinité. Nous voyons les inconvénients
de la gourmandise et des sucreries, alors nous pouvons comprendre
que tout plaisir, dans l'ensemble, a les même défauts,
non seulement pour le corps mais aussi pour l'âme. Parce que
nous voyons la mauvaise santé du corps, nous pouvons
comprendre la mauvaise santé de l'âme. Il y a aussi la
pollution, lorsque l'environnement et le bien publics ne sont plus
respectés. Celle-ci en effet suggère une pollution
spirituelle, car les mentalités sont le lieu où réside
la véritable pollution plutôt que dans les rivières
ou les rues passantes. Nous voyons des puissances terrestres, avec
seigneurie sur les corps, et alors nous pouvons imaginer la
puissance spirituelle, avec seigneurie sur les esprits. En voyant la
lumière du soleil, on comprend l'idée de lumière
divine. Les défauts des autres nous rappellent les nôtres.
Les défauts d'une chose particulière nous font
comprendre les défauts de la totalité...
Comment les anciens
auraient-ils pu raconter ces fables si vraies sur les dieux en
prenant pour exemple des hommes ? C'est nécessairement que
l'ordre divin, pour nous instruire, projette une partie de son ordre
dans le nôtre afin que nous le comprenions et puissions y
accéder ! Le meilleur enseignement divin se fait par l'usage
des paraboles...
C'est alors que Makètos
reprit :
– Et à quoi voudrais-tu
accéder étant mort ? Il n'y a aucune continuité.
Ou bien celle-ci ne concerne que l'univers, et non nous, ainsi que
tu le prétendais tout à l'heure.
– Par Zeus, mais ne faisons-nous
pas partie de l'univers ?
– Si.
– Et celui qui parviendrait à
exister non plus en tant que Socrate mais en tant que partie de
l'univers, ne serait-il pas éternel ?
– Si.
– J'en conviens : il ne s'agit
pas d'être sa propre continuité mais de dépasser
les notions qui nous rendent prisonniers de nous-mêmes.
– Et comment s'y
emploie-t-on ?
– Par notre auto-destruction !
– Par Zeus, alors tu es sur la
bonne voie !
– Oui, car si ainsi que je l'ai
affirmé, «l'Être» est en effet comme de
l'eau qui irrigue chaque chose, alors briser nos étroites
canalisations individuelles n'a d'autre effet que de libérer
«l'Être», prisonnier qu'il était des
destinations de sa pensée, des envies, des actes conditionnés
par le corps, prisonnier de son idée de lui-même et
encore de son individualité...
– En effet, tu dépasses
les bornes de l'absurdité. Mais je crois plutôt que
toutes ces sornettes ne te servent qu'à parer ton angoisse de
la mort et à t'empêcher de profiter convenablement de
la vie. Comment faut-il te faire comprendre qu'il n'y a rien après
la mort ?
– Pourquoi
dis-tu «après la mort»
?
– Eh quoi, que devrais-je dire ?
– Tu
ne devrais rien dire. S'il n'y a rien, il n'y a pas même la
notion de temps, «d'après»...
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que si la mort met
une fin à tout ce que nous sommes, ainsi qu'à tout ce
que nous percevons, elle met aussi une fin à notre perception
du temps. Et si nous disons qu'un homme est mort, nous devons tout
lui retirer, y compris le temps. S'il faut croire que tout ce qui
nous concerne cesse d'être en même temps que nous, aucun
instant ne pourrait succéder à un autre. Nous
cesserions d'exister, le temps aussi ; le néant serait dans
l'impossibilité de se réaliser. D'ailleurs, pour
reprendre un raisonnement chéri des scientifiques, celui des
probabilités, puisque le temps est infini avant et après
nous, alors si nous devions être tantôt réel
tantôt irréel, autant dire que nous serions toujours
irréels, donc inexistants...
Aussi, je ne crois pas que ce
soit le cas du fait que notre conscience est bornée à
notre vie et notre vie seule. Elle ne s'aventure ni avant, ni après.
Les seuls moments dont nous saurions avoir conscience sont ceux qui
nous concernent ; ils ne peuvent être que les moments de vie.
C'est comme si celle-ci s'écoulait éternellement, comme
si elle avait toujours eu lieu, bien qu'elle donne l'impression de se
finir. D'ailleurs, il est absurde de dire que la mort est. Car par
définition, comme le néant, la mort n'est pas.
– Je ne vois toujours pas comment
la mort permet d'accéder à l'ordre divin.
– Vois,
prenons pour exemple le corps : il n'y existe aucune partie
mais un ensemble uni depuis le bout des cheveux jusqu'aux ongles des
orteils et dont je peux dire qu'il est «moi». Pour que
mon ongle soit «moi», il faut qu'il ne soit plus
lui-même, n'est-ce pas ? Or, je crois que mon ongle a
plus grand avantage à être moi que lui, car sa nature
est d'être gaspillée, et j'ai en général
bien peu le souci de le conserver. Je ne juge pas utile, en effet,
de m'affliger lorsque celui-ci se cogne ou lorsqu'il se déforme,
tant que cela ne met pas en danger ma vie personnelle. En étant
un corps uni, je n'ai donc plus qu'un seul souci pour moi-même
au lieu des mille soucis qu'auraient les mille parties de mon corps
si elles étaient séparées. La preuve est qu'on
peut légitimement dire que, si je perdais mon ongle en
quelque circonstance, je n'en continuerai pas moins de vivre, de
même que si je perdais mes cheveux. Tu peux d'ailleurs
t'apercevoir toi-même qu'un certain nombre me manque. N'est-ce
pas là dire que puisqu'elles se défont de leur
individualité, les parties de mon corps vivent éternellement
en tant qu'un ensemble ? Certains scientifiques ont même
suggéré que plusieurs fois dans la vie d'un homme, sa
matière se changeait et se renouvelait tandis que les
membres, eux, restent. Un tel commerce m'est bien indifférent,
puisque ma vie n'est ni dans ma matière, ni dans mon ongle et
peut-être même ni dans moi-même. En supposant en
effet que comme l'orteil je puisse par le moyen nécessaire –
qu'on appelle la philosophie – cesser d'exister en tant que
moi-même mais être en tant qu'univers, la chose qui
cesserait d'exister lorsque le corps de Socrate trépassera ne
sera pas davantage qu'une simple partie de ce que «je»
suis réellement, l'univers qui contient tout.
– Pour ce qui est de la mort, en
définitive, tu ne nous apprends rien car tu ne fais que
parler sur le base de la seule imagination.
– Pas seulement. Je pourrais te
rapporter le témoignage de certains qui, au seuil de la mort,
se sont senti très éloigné des préoccupations
qui tourmentaient normalement leur ego, et vertigineusement
au-dessus de leur identité terrestre.
– Peut-être,
mais ils ne sont pas mot. Tu serais bien incapable de mourir et nous
rapporter ensuite ce que tu verrais dans la mort, Socrate ! Je veux
bien garder mes présomptions, comme quoi il n'y a rien
«après»,
ou «au-delà»,
si tu préfères, si tu gardes les tiennes. Et si chacun
de nous garde ses présomptions, alors le doute qu'il y ait
rien ensuite nous fait envisager avec un œil bien différent
comment nous devons faire usage de notre vie. Et je soutiens qu'on
n'en fait pas meilleur usage qu'en en jouissant. S'il n'y a rien
après, on n'a rien perdu à jouir de la vie. S'il y a
quelque chose, on en profite que l'on en ait joui ou non !
– Eh quoi ! Si tu devais mourir
demain, est-ce que tu t'enivrerais et est-ce que tu ne ferais que
des jeux ? Ou plutôt, est-ce que tu n'essaierais pas
d'accomplir quelque chose d'utile, de respecter tes promesses tenues
jadis, de léguer autour de toi des marques d'amitié et
de laisser un bon souvenir ?
– Si
– Or, que ce soit aujourd'hui ou
demain, nous mourrons tous un jour. Et peut-être même
est-ce dans la minute, sans que nous le sachions. Celui qui sait
cela s'occupe de se préparer tous les jours. Or, je ne crois
pas qu'il soit douloureux de se préparer à mourir,
qu'on ait ou que l'on n'ait pas de croyance en l'au-delà. Car
crois-tu que l'amour pour nos proches et le fait d'être
respecté par les hommes ne fasse pas partie du plaisir ?
Sinon, pourquoi certains hommes brigueraient-ils la gloire et les
honneurs ?
– Certes si, cela fait partie du
plaisir.
– De même, ne crois-tu pas
qu'être respecté et aimé, même après
avoir expiré, fait partie du plaisir que nous éprouvons
lorsque nous sommes en vie ?
– On peut le croire.
– Alors il appartient au plaisir
d'être honorable de mener une vie sainte et respectueuse,
qu'on le fasse pour l'estime de nos proches et des hommes si on ne
croit pas aux dieux, ou qu'on le fasse pour les dieux si on y croit.
À ce sujet, il me faut d'ailleurs ajouter une chose...
– Et quoi donc ?
– Il me faut tisser un parallèle
entre la mort et la notion de plaisir comme nous venons de
l'évoquer, car la mort est un véritable plaisir...
– Un plaisir, mourir ?
– Oui, c'est un plaisir, mais non
pas de ceux que nous avons au premier regard ou à la première
impression. Il s'agit du même plaisir que celui de l'athlète,
en particulier celui qui court une grande distance. Vois-tu ou je
veux en venir ?
– Nullement.
– Eh bien, lorsque l'athlète
court une grande distance, à chaque instant, il peut éprouver
du plaisir immédiat et éphémère en
arrêtant sa course et en laissant ses jambes, son cœur,
ses bras, se reposer ; c'est un plaisir de même ordre que
celui de boire ou de manger, de satisfaire à l'entretien et
aux nécessités du corps. Mais un tel plaisir n'est pas
compatible au but que s'est fixé l'athlète, à
savoir : remporter la victoire, ne pas céder au milieu de
l'épreuve. Et être victorieux ou, au moins, avoir
réussi à finir l'épreuve, si c'est une course
de fond par exemple, est un plaisir infiniment grand en comparaison
de celui de s'être arrêté un instant. Et ce
plaisir d'être arrivé au bout est contraire au plaisir
de se reposer pendant la course en ce que ce plaisir est justement
suscité par l'adversité, par la difficulté, par
l'épreuve. À première vue, l'épreuve est
une douleur et une difficulté. Mais, si l'on réfléchit
à l'utilité des épreuves et si on se met en
tête de les remporter, alors une épreuve qui est
remportée n'est plus une douleur mais un bien suprême.
Et la vie est similaire à une course de fond en ce qu'elle
demande de bien tenir les rênes de la vertu, de la sagesse et
de l'amour, jusqu'au bout. Quand on y est parvenu, c'est un réel
plaisir...
Quelques-uns furent
particulièrement enthousiasmés de cette petite
réflexion et voulurent me féliciter. Mais je ne
cherchais pas à me faire glorifier et surtout, je n'avais pas
terminé. Alors, avant qu'ils n'en eurent le temps, je repris :
– Car toute chose est sujette au
temps, chaque existence se termine. On y peut rien. Même
Athènes passera et ne sera un jour plus qu'une ruine et des
cendres. Même les ouragans, les tempêtes, les feux, les
armées qui seront venus à bout d'Athènes
n'existeront plus. Que nous sert de bâtir nos vies ou nos
villes ? Cela est bien vain puisque si l'on essaie de durer, le
temps est notre ennemi et il aura forcément raison de nous un
jour.
En revanche, si nous avons un
but de finir et si nous espérons que notre action se
terminera, le temps est notre allié, et quel allié ! Il
est semblable à la délivrance, à la ligne
d'arrivée. Aussi, il vaut mieux avoir le temps en tant
qu'allié plutôt qu'ennemi. Et dans cette optique, il
vaut mieux avoir une vie d'effort dont on sait que l'on sera un jour
délivré et qu'on sera toujours fier d'avoir accomplie,
comme celui qui est arrivé au bout de la course, plutôt
que de mener une existence de volupté et craindre la mort,
comme les tyrans.
– Mais cette crainte de la mort
est légitime, Socrate ! Ceci, de par le fait que nous
ignorons totalement, toi comme moi, ce qui nous y attend !
– Eh quoi, comment en es-tu sûr
? À chaque moment, ne mourrons-nous pas déjà ?
– Je ne te savais pas mort, ni
moi-même !
– Et pourtant, examine la chose :
nous aspirons et nous libérons de l'air à tout
instant. La matière entre dans notre corps et elle en sort.
Tantôt, nous dégustons quelques aliments et après,
nous les rejetons en sels. Parfois même, nous perdons un
membre à la bataille et on raconte que certains s'en virent
pousser. Ce flux permanent de matière renouvelle chacune des
parties de notre corps, qu'il rend plus fortes, plus faibles, ou les
supprime ! Nous serions bien incapable d'être toujours
semblables. Les modifications que nous subissons sont si nombreuses
que c'est comme si le «moi» de l'instant précédent
était mort au profit du «moi» de l'instant
présent. En tout cas, il en est ainsi pour le corps. Nous
pouvons dire qu'il n'y a pas des corps dont l'un serait le nôtre
mais une infinité de corps dont nous sommes nous-mêmes
composés qui se modifient et commercent sans cesse entre eux
: les eaux de mer au rythme de la marée, la chair avec
elle-même au rythme des repas, et la chair avec l'air au
rythme des respirations...
– Cependant, je crois bien que
cela ne se limite pas aux corps. Cela concerne aussi quelques-unes
des qualités que nous donnons à l'âme, telles que
la volonté, le désir, ou même l'intelligence. Un
jour, tu as la volonté d'aller te battre, et tu jurerais que
rien ne t'empêcherait, pas même ton père ou ta
mère te suppliant ; et le lendemain, tu dors si profondément
qu'aller à la bataille est le dernier de tes soucis ou encore
que tu as eu une soudaine peur ! Ainsi, quelle continuité
y-aurait-il entre ces deux êtres ou du moins, entre leurs deux
volontés respectives ?
En fait, mon ami, si nous sommes à la fois le fruit de
l'arbre et l'excrément, l'air et l'eau, le courage puis la
peur, l'intelligence puis le manque d'intelligence, il faut croire
nous mourrons déjà à chaque instant. Notre
esprit, puisqu'il passe en un instant de la joie à la
tristesse, de la veille au sommeil, du courage à la peur, et
notre corps, puisqu'il se vide, se remplit et se change, ne
meurent-ils pas davantage pendant notre vie qu'à notre mort ?
– Et que fais-tu de la mémoire,
Socrate ?
– Eh quoi, que vient faire
celle-ci ?
– Elle est garante de la
continuité qui existe entre nous et notre passé.
– Crois-tu ? En ce moment même,
as-tu souvenir de tout ce qui t'es arrivé de toute ton
histoire ? Ou bien, est-ce que cela n'est pas rangé dans
quelque tiroir que tu es prêt à tirer au moment venu,
mais fermé la plupart du temps ?
– En effet, peut-être
puis-je te concéder cela. Je sais que j'ai une mémoire
et je ne l'ai pas en ce moment sous les yeux. Néanmoins je
l'ai.
– Ainsi, pas même la
mémoire n'est garante de notre continuité puisqu'elle
est le plus souvent rangée dans un tiroir. Alors, je crois
qu'il faut admettre que nous mourons et renaissons à chaque
instant et qu'ainsi, il serait absurde d'avoir quelque souci de la
mort car ce n'est ni plus moins que l'aboutissement d'une longue
répétition. L'admettras-tu ?
– Je crois que oui, je vais
l'admettre, pour te faire plaisir et parce que la discussion vient à
durer plus qu'elle ne devrait !
– Eh bien, de cela, il ressort
que la mort n'est pas plus douloureuse que le sommeil et que le
philosophe craint davantage pour son idéal et son but que
pour lui-même, puisqu'il meurt et renaît sans fin... Il
s'attache à être imperturbable et ne veut dépendre
d'aucune caractéristique.
– Il m'accorda ce point, ne
voulut pas davantage qu'on le commentât, comme si cela n'avait
aucun intérêt, mais il voulut qu'on en revînt à
la science et que l'on reprît la discussion au sujet de
l'utilité de la science. Il semblait, en effet, avoir été
très agacé lorsque je prétendais que la science
n'avait aucune utilité. Alors, comme je fis mine d'accepter,
il s'en prit à nouveau à moi. Je sentais bien qu'il
n'avait plus très envie de discuter, mais qu'il souhaitait
plutôt me faire admettre quelque tort sur quelque sujet, afin
de ne pas quitter la discussion sans avoir brillé.
VII.
Retour à l'utilité de la science. De l'infinité
de l'univers.
– Ce que tu as prétendu
tout à l'heure sur la science, en revanche, on ne peut guère
le soutenir et, à ce sujet, il faut bien que tu admettes que
toi-même tu es en contradiction avec tes propres propos,
Socrate. Et je crois qu'aucune démonstration ne pourrait
alors mieux nous prouver ton erreur.
– Ah, mais je t'écoute
avec intérêt si grâce à toi je peux mettre
en lumière l'un de mes défauts et le corriger.
– Ne fais pas l'ironique, je ne
t'apprendrai rien de tes défauts car tu les connais. En
revanche, je veux que tout le monde sache que tu as tort et qu'il ne
faut point t'écouter.
– Eh bien, dis quand même.
– Ainsi, si j'ai bien compris, tu
affirmes que nous n'avons pas besoin de chacune des commodités
que permet la science, car toutes procurent des effets pervers et
des coûts en temps et en argent et que, si l'on devait
calculer la somme des avantages et des contraintes, ces derniers
apparaîtraient plus grands ?
– Je l'affirme.
– Eh bien, je ne m'amuserai pas à
réfuter un raisonnement aussi manifestement faux, étant
donné que l'évidence seule suffit à s'en rendre
compte. Je crois, cher Socrate, qu'il suffirait de jeter un coup
d'œil autour de nous ! Vois comme il est plus pratique de
dessiner avec un pinceau, de pétrir la pâte avec un
rouleau, d'avoir chaud avec des vêtements... Et si jamais tu
en doutais, nous pourrions interroger un peu tous ceux qui
t'écoutent pour se rendre compte très vite qu'aucun ne
pense comme toi...
– En effet, si tous pensaient
comme moi, je n'aurais rien à dénoncer. Pour ce qui
est du pinceau, il est certes plus pratique pour dessiner. Mais
encore faut-il qu'on ait besoin de dessiner ! La nature n'est-elle
pas déjà somptueuse ? De même pour la
nourriture, nous n'avons pas besoin de pain ! Celui qui va plus au
sud n'a-t-il pas des fruits en toute saison, ainsi qu'une chaleur
convenant parfaitement à la nature humaine ?
– Soit, on peut encore imaginer
qu'il soit possible de vivre de manière si arriérée,
sans art, sans commodité, dans le chaud, comme c'est le cas,
dit-on, de certains barbares en pays d'Afrique ! Rien ne t'empêche
d'aller vivre avec ces hommes que tu envies. Mais, je sais ce que tu
me répondras : que le médecin doit vivre auprès
des malades. Je crois plutôt que nous sommes les médecins
et que c'est toi le malade, mais du genre de ceux qui, bien qu'ils
profitent de la compagnie des médecins et ne sauraient s'en
défaire, critiquent avec vigueur tous les remèdes
qu'ils proposent...
Pour en revenir à ton
discours, là où il devient impossible de l'accepter,
c'est lorsque tu affirmes que la science qui observe l'univers, la
plus noble de toutes, ne sert à rien, alors que toi-même,
tu t'en sers ! Tu t'en sers, Socrate, même si tu as honte de
l'avouer. Comment, sinon, aurais-tu compris ou cru comprendre toutes
ces choses au sujet du temps, de l'espace, des hommes et des envies ?
Il fallait bien, grâce à quelques sciences, que tu
saches où tu vives, que ce monde n'était pas seulement
de terre, mais encore de ciel. Et si personne n'avait entrepris de
séparer le corps, grâce à la médecine, ou
l'âme, grâce à la psychologie, peut-être
serais-tu de ceux qui clament que le corps n'a qu'un seul organe ou
de ceux qui prétendent que l'âme n'a qu'une seule
intelligence ! N'ai-je pas raison de dire que la science t'a bien
servi ?
– Bien sûr, la science m'a
servi, comme tu le soulignes : en tant qu'observation. Elle m'a
permis d'en venir à toutes ces conclusions dont j'ai pu
débattre avec toi. Mais elle ne saurait donner d'explication
elle-même. Elle ne saurait ni même être noble car,
en matière d'observation, la vue et l'ouïe me sont bien
plus utiles...
– Mais, au vu de la négation
que tu fais de cette science, je ne vois pas ce qui te permets de
t'en servir comme observation. Tu devrais plutôt en rester à
la vue et à l'ouïe que tu loues tant ; ce serait pour
toi une manière d'être honnête.
– Au contraire. Je ne nie pas la
science. Je dis seulement qu'elle ne peut résoudre aucun
problème, surtout à propos des causes du monde, et je
nie qu'elle puisse apporter aucun bienfait. En revanche, je puis
m'en servir, ne serait-ce que pour prolonger ma vue, ou encore pour
critiquer cette «science». Car il faut bien connaître
ce que l'on a parfois l'occasion de combattre pour le faire
efficacement. Aussi, si jamais personne n'avait prétendu
grâce aux astres que l'univers est une boule autour de
laquelle tournoient d'autres boules, jamais je n'aurais eu besoin,
pour dénoncer cette affirmation, de m'intéresser
moi-même aux astres. Si jamais personne n'avait affirmé
que l'esprit est une partie du corps, et non le corps une partie de
l'esprit, jamais je n'aurais eu besoin d'étudier le corps et
l'esprit. Aussi, si jamais la science n'avait été
inventée, jamais également la science ne m'aurait été
nécessaire. Qui plus est, à travers leurs recherches,
les scientifiques essaient de parvenir à une fin alors que je
crois au contraire que la nature même de la recherche
scientifique semble suggérer l'infini !
– Que veux-tu dire ?
– Voici. Si chaque chose est en
déplacement autour d'une autre, s'il en est ainsi de la terre
autour du soleil, de la lune autour de la terre, des éléments
les uns dans les autres, des atomes eux-mêmes – et qui
sait de quelles parties est composée de l'atome ? –,
alors je ne vois pourquoi il y aurait jamais une fin. Aussi, les
scientifiques découvrent tant de qualités et de
caractéristiques à l'univers que j'en viens à
me demander si l'étendue de ces qualités n'est pas
infinie. Peut-être un jour découvrirons nous le feu
dans tel métal ou le vent dans tel autre...
– Ah, mais quel sophiste tu fais
! Est-ce que, parce que certaines choses sont en déplacement,
tout est en déplacement ? Est-ce que, parce que souvent des
vérités débouchent sur d'autres, cela doit
s'emboîter infiniment ? Depuis le début, je t'écoutes
et je vois que tu ne fais que ce genre de sophismes ! Et en voilà
justement un bel exemple... Et si je te disais qu'un chat a deux
oreilles, et que, puisque tu as deux oreilles, tu es chat ? Ne
verrais-tu pas là une faute grossière de raisonnement
? Or, c'est ainsi que tu raisonnes, mon pauvre Socrate !
Un court moment de silence
s'écoula. Ne sachant pas trop quoi dire, je lui demandai,
stupéfait :
– Comment, ai-je voulu tromper
quelqu'un ?
– C'est ce que tu fais depuis le
début ! répondit-il.
– Mais quoi ? repris-je. Pour
tromper, ne faut-il pas affirmer un jugement contraire à la
vérité ?
– Si.
– Or, est-ce qu'il t'a semblé
que je jugeais ?
– Oui.
– Pourtant, j'essayais seulement
d'énoncer une observation, laquelle peut être
interprétée comme on le souhaite. En l'occurrence,
j'essayais de montrer quelle pouvait être la fuite des vérités
que la science veut et croit saisir.
– Et c'est bien ainsi que tu as
fait un sophisme !
Alors, comme je ne savais plus
quoi répondre, Xénophon, qui avait rejoint l'assemblée
au milieu du débat, et que je n'avais d'ailleurs pas remarqué,
car il était juché derrière moi, prit la parole.
À ce moment, je ne savais vraiment plus quoi répondre
et je ne pensais pas que quiconque aurait pu venir à mon
secours. Cette soudaine intervention me sembla un divin miracle...
VIII.
L'intervention de Xénophon.
De
la vanité et l'impuissance de la science.
– Eh quoi ? entonna Xénophon.
Socrate n'a-t-il pas raison de dire que la science ne sait jamais
atteindre son but !
– Prouve-le donc !
– La science voulait-elle que
l'homme éprouve des plaisirs jusqu'à satiété
; il s'en trouva nanti de nouvelles envies et de nouveaux manques !
La science voulait-elle découvrir la nature du solide ; elle
s'en trouva avec plusieurs autres natures à déterminer
encore, comme le fer, le bronze, l'or... Et qui sait combien
d'atomes différents composent l'or ? Qui sait combien de
parties différentes composent peut-être «l'atome»
? Pourrais-tu nous citer un seul domaine scientifique dans lequel la
fin qu'on s'était fixée n'a pas semblé nous
échapper ?
– Certes non, je ne le pourrais
pas, répondit Makètos. Mais cela ne prouve pas qu'on
ne pourra jamais y parvenir.
– Toutefois,
Makètos, note bien que Socrate n'a utilisé qu'une
seule observation, là où tu as pensé qu'il
généralisait en vue de juger. Et même si son but
était d'arriver à un jugement, où serait sa
faute ? C'est qu'il me semble difficile que, même avec mille
observations différentes, on puisse se faire une idée
honnête de ce dont il parlait : l'infini dans lequel la
science se jette. Mais comme il n'essaie pas de prouver et comme il
n'a pas prétention à l'honnêteté et à
la vérité, contrairement au savant, de quel tort
pourrait-on l'accuser ? Socrate n'a pas essayé d'énumérer
exhaustivement toutes les observations possibles de l'univers,
contrairement au scientifique. Et je crois, d'ailleurs, que si l'on
devait ne retenir qu'une idée de son propos, ce serait
celle-ci : que l'univers est infini, qu'il est bien réel, et
que, tant qu'à le montrer du doigt, puisque la science ne
revient qu'à cela, autant le faire en globalité, non
comme la science mais comme l'ignorant. Eh quoi, mon cher, si
moi-même je te parlais de l'infini, en quelle langue
devrais-je te l'exposer, en combien de mots, avec combien d'images ?
– Je ne sais pas.
– Finalement, toutes les langues
sont pareilles, aussi impuissantes à le faire. Tous les
exemples, comme tu l'as bien démontré en accusant
Socrate de faire un jugement global en n'usant que d'un seul, ne
sont-ils pas insuffisants ?
– Si.
– Alors quel est le meilleur
moyen que l'ignorance ?
Makétos resta confondu,
alors Xénophon reprit :
– Toutefois, Makètos, si
Socrate avait tort au sujet de cet infini, et même en supposant
qu'il fît un jugement, si vraiment la vérité
était finie et s'il était possible de la découvrir,
que cela remettrait-il en cause de son discours entier ? Je ne sais
pas bien de quoi parlait Socrate au début, avant que je
n'arrive, et au sujet de quoi tu étais venu le critiquer.
Aussi, si tu parvenais à prouver son tort sur la science, je
ne suis pas sûr que la parole de Socrate, comme tu l'a suggéré,
serait définitivement discréditée...
Allons pour voir, supposons
que tu aies raison ! Nous avons déjà passé des
siècles à tenter de savoir ce qu'était
l'univers, et il faut croire qu'encore beaucoup de siècles
seront nécessaires pour écrire le fin mot de
l'histoire. Si cela doit durer encore des siècles, moi-même,
Socrate, et tous mes amis, serons morts. Qui profitera de cette
connaissance suprême ? Encore, on pourrait y voir quelque
intérêt en supposant que nous ayons une vie au-delà,
mais puisque tu nies aussi cela, ne devrais-tu pas être
découragé ? Ainsi, tu vois que le point sur lequel tu
accuses Socrate de sophisme est bien incapable de te servir pour
étayer ton raisonnement.
N'agirais-tu pas comme un
lutteur plutôt que comme un débateur ? Ton nom, Makètos,
est d'ailleurs le nom de celui qui combat ! Comme le lutteur, en
effet, tu attrapes Socrate par un coude ou un orteil, et tu tentes,
après l'avoir saisi par quelque partie qui dépassait,
de le sortir tout entier hors de l'arène. D'autre part, en ce
qui concerne les sophismes, tu agis comme lui puisque, par un seul
exemple de sa façon de parler, tu l'appliques à
l'ensemble de son discours. N'est-ce pas, de cette façon, dire
que si, à un moment du discours de Socrate, il a pris un
raccourci qui te sembla malhonnête, il avait obligatoirement
agit semblablement tout au long ? Et ainsi, n'est-ce pas le même
genre de raccourci que tu appelles «sophisme» ? Alors si
tu acceptes tes propres sophismes, accepte également ceux de
Socrate, je te prie !
IX.
Accusations contre Socrate. De la compétition.
Makètos fut fortement troublé de cette intervention et
commençait à perdre de son assurance, à
transpirer et se mit à parler plus lentement. Mais,
apparemment, la discussion ne devait pas s'arrêter là.
Il hésita à reprendre la parole et finalement,
s'adressant à moi, il dit :
– Quoi qu'il en soit, sophisme ou
pas, ces réflexions ne proviennent pas de toi, Socrate, et tu
es bien vilain de les faire passer pour tiennes. Pythagore,
notamment, t'a devancé, et il ne dédaignait pas la
science comme tu le fais. Mais ses réflexions, ou du moins
celles que tu récupères à ton usage, ont quand
même été réfutées. Tu devrais te
soumettre à la philosophie moderne, je te le conseille comme
à un ami, cette fois. Car il est manifeste qu'avec des bases
si différentes, nous ne pouvons pas discuter toi et moi.
– Je te remercie bien,
répondis-je. Cependant, je n'ai jamais été ni
voulu être un véritable érudit. Pour en revenir
à ces réflexions, je ne les fais pas passer pour
miennes. Mais je m'efforce que tous, y compris moi-même,
puissent les comprendre. Voilà à quoi je me borne.
– Je soutiens au contraire que tu
essaies de te faire une gloire de penseur sans en être un
véritable. D'ailleurs, ce que tu dis est dans l'ensemble bien
contradictoire si j'en crois que ce qu'on m'a rapporté de ton
entretien avec Philippès et Euthyme. Or, c'est généralement
l'usurpateur qui fait un mélange de diverses théories
sans leur donner une cohérence...
– Je suis bien étonné
que tu prétendes que cette discussion était sans
cohérence avec celle-ci. Elle reprenait pourtant les mêmes
principes, de façon un peu plus détaillée,
cependant...
Sur quoi, quelqu'un qui
n'avait pas assisté à la conversation en question et à
qui personne ne l'avait racontée insista pour qu'elle fût
résumée brièvement. Il n'était pas le
seul et il me sembla utile de la répéter, comme je
n'étais pas sûr, en plus, qu'elle avait bien été
transmise à Makètos. Je leur racontais donc ma théorie
sur le temps, comme quoi celui-ci n'avait pour utilité que le
mouvement, et comme quoi, sans matière, il ne saurait y avoir
ni temps ni mouvement. Ajoutant que les réactions physiques
étaient prédéfinies, au contraire de l'esprit
qui était la liberté, j'affirmais qu'il n'y avait pas
d'esprit dans la matière. C'était une façon de
dire que l'esprit était aussi hors du temps. Et les décisions
se prenaient donc au-delà du temps tout entier, le façonnant
depuis l'éternité. Les mouvements de la matière
étudiés par les scientifiques, nous, avec notre esprit,
les ajustons depuis une éternité pour qu'à
l'instant présent éclate notre volonté. À
vous, j'ai déjà parlé de cette théorie.
Makètos sembla être complètement indigné à
l'entendre. Il m'accusa à nouveau de plagiat et de vouloir
profiter de la crédulité des hommes. Il reprit des
couleurs en même temps qu'il reprit la parole :
– Ah, Socrate, tu es un fou ou
bien un piégeur ! Et je crois savoir que, dans ce même
entretien, tu critiquais aussi la démocratie, notre plus
parfait gouvernement ! Comment ne pas voir en toi un tyran potentiel
? Tu ne le seras jamais, bien sûr, car les hommes ne sont pas
crédules au point de te laisser l'être. Mais, aussi
contradictoire que tu es, tes intentions sont claires. Comme tu ne
peux pas être un chef, et envieux de ce Pythagore dont tu
plagies la philosophie et à laquelle tu désordonnes
des bouts, tu essaies de discréditer l'organisation qui ne
veut pas de toi, la démocratie, pour que ceux qui en sortent
tombent dans tes griffes.
– Nullement, et je ne vois pas ce
qui te fait affirmer une chose pareille ! Est-ce qu'un homme qui fut
mon ami en est ressorti plus pauvre, plus malheureux, plus sot ?
– Non, mais ce qui me fait
l'affirmer, ce n'est rien d'autre que la façon dont tu
discours et cette manière que tu as de faire croire que tu es
le plus juste...
– Et de quelle manière
est-ce que je procède pour me faire passer pour plus juste
que les autres ?
– Ah, mais voudrais-tu faire
croire que je t'accuse à tort ? Voudrais-tu passer pour un
martyr en plus ? Je ne vais te citer qu'un exemple !
– Cite donc !
– Eh bien, en ne mangeant pas de
viande et t'en vantant, par exemple, tu fais semblant d'exercer une
compassion, alors que manger de la viande est tout à fait
normal et obéit aux nécessités les plus
importantes du corps !
– Pardon de te reprendre, mais en
ce qui concerne cette compassion, elle est bien réelle car les
animaux, en effet, sont munis d'une âme et d'un corps et, de ce
fait, ils sont sujets aux douleurs que nous ne nous permettrions pas
d'infliger à des hommes, même méchants. Et je
crois que ne pas manger de viande fait partie des vertus, ce que les
dieux nous rendent bien, car, contrairement à ce que tu dis,
celui qui ne mange pas de viande n'a que moins de maladies et semble
plus jeune dans son âme et dans son corps. N'en suis-je pas
l'exemple ?
– Tu es l'exemple en effet, non
pas de la jeunesse de ton corps et de ton âme – quoique,
en effet, on pourrait dire que tu as l'âme d'un galopin –,
mais tu es l'exemple de ce que je disais de toi ! Tu te fais passer
pour juste. Quand donc comptes-tu renverser la démocratie
pour établir ta secte au pouvoir ?
– Lorsque cette démocratie
m'aura élu elle-même ! La démocratie,
puisqu'elle est incapable de juger de son bien mais demande aux
citoyens de le faire par le vote, pourrait bien, à
l'occasion, voter son propre mal !
– Non, la démocratie ne
pourra jamais t'élire. Je serai là pour la défendre...
– Oui,
car tu fais inconsciemment
partie des atouts que cette démocratie a pour survivre.
– Non, je le fais de mon propre
gré. Comment la démocratie aurait-elle pu choisir une
telle chose, que moi, Makètos, je la défende, puisque
tu soutiens qu'elle est non pensante ?
– Elle ne l'a pas choisie !
– Alors, à quoi serait due
une chose pareille ?
– Je veux bien l'expliquer, mais
il me faudra de la compréhension de ta part, car cela n'est
point aisé à comprendre. Et cela ne concerne pas
seulement la démocratie mais toute chose qui vit et meurt.
– C'est entendu, nous terminerons
là-dessus notre débat, car l'heure se fait de plus en
plus tardive, et je vais devoir retourner à mes études
et mes méditations.
– Je t'en remercie.
– Fais donc vite !
– Je crois qu'il existe une
caractéristique propre à tout ce qui vit et meurt et
que, jusqu'à ce jour et cette discussion, je n'ai jamais eu
le temps de véritablement comprendre. Toi, Makètos, tu
devais faire que je la comprenne enfin et totalement, ou presque ...
– Quelle est-donc cette
caractéristique ?
– C'est la compétition.
– Et avant, tu ne l'avais pas
comprise ? Que tu es lent.
– Avant, je croyais qu'il y avait
un véritable but à la compétition. Je voyais
les hommes être en guerre pour l'argent. Les oiseaux être
en guerre pour un morceau de pain. Les cités être en
guerre pour l'hégémonie, et les philosophes, pour
répandre leurs idées. Je croyais qu'il y avait un but,
en effet, mais je crois désormais qu'il n'y en pas. Car,
lorsque toi, en tant que philosophe, tu défends tes idées,
on peut encore soutenir qu'il y a un but ; mais lorsque tu défends
la démocratie, comment le savoir ? Y-a-t-il seulement une
raison ?
– Celle-ci. La démocratie
est tout simplement mon avantage en tant que gouvernement.
– Pas plus que la monarchie n'est
l'avantage des Perses ou des Macédoniens, bien qu'ils le
soutiennent comme toi, eux-aussi. Pas plus que l'oligarchie n'est
l'avantage des Thébains ou des Spartiates, bien qu'ils le
soutiennent également.
– Que veux-tu dire ?
– Vous allez avoir du mal à
me comprendre. Aussi, je vais tenter de me faire le plus clair
possible.
– Et rapide !
– Voilà, à cause du
temps, les choses naissent et meurent. À cause de la
diversité, il y en a certaines qui meurent aussitôt et
certaines qui survivent quelque temps. Certes, il n'y a pas de but à
cela mais seulement une logique : ce qui meurt aussitôt n'est
pas en notre présence du simple fait de sa nature. Aussi,
sans qu'il y a ait de but à cela, mais seulement à
cause de la diversité, certaines de ces choses qui vivent et
meurent ont la qualité de compétition. C'est notamment
le cas pour tes idées et pour les miennes. Pourquoi est-ce
que les seules idées capables de nous parvenir sont
compétitrices ? Tout simplement parce que, si elles ne
l'étaient, elles seraient de la nature des idées qui
meurent aussitôt. Aussi, je ne t'en veux pas de me critiquer
et de me réfuter comme tu le fais, car c'est bien là
notre nature, parce que nous discourons toi et moi.
Mais cette loi, qui est
caractéristique de toutes les choses qui vivent sujettes au
temps, s'applique encore aux sociétés et aux
gouvernements, mais non plus à notre avantage, comme c'est
parfois le cas des idées, mais contre nous. Il n'y a pas non
plus de raison à cela, sinon le temps et la diversité.
À cause du temps, les sociétés naissent et
meurent. À cause de la diversité certaines ont pour
atout que leurs citoyens soient patriotes et fiers de leur modèle
de gouvernement. C'est ainsi que certaines ont des citoyens persuadés
qu'il n'y a pas de meilleure cité, de meilleur modèle
que le leur. À cause du temps, les cités et les
gouvernements dont les citoyens ne pensent pas ainsi disparaissent...
Nous avons le moyen de vérifier cela instamment : je propose
que nous demandions à tous les citoyens de la démocratie
athénienne quelle est selon eux la meilleure des cités
Grecques et quel est aussi le meilleur gouvernement. Je pense que la
plupart répondraient : «Athènes, la
démocratie». Et pourtant, il est certain qu'Athènes
n'est ni meilleure ni pire qu'une autre, car la question, posée
au niveau de toute la Grèce cette fois, donnerait certainement
des résultats bien différents. Il est manifeste que
chaque société, gouvernement ou cité, et aussi
les idées elles-mêmes, ont des moyens de survie qui sont
précisément d'asservir les hommes.
Et hélas, je suis
directement à pâtir de cette fierté suggérée
par cette compétition dont sont issues les sociétés,
car lorsque tu suggères que j'ai des mauvaises intentions à
l'égard de la démocratie, tu suscites en tous ici
présents un effroi, et cet effroi automatique est, pour que
notre modèle de gouvernement survive, un atout vital.
Si quelqu'un voulait changer la démocratie pour un
gouvernement plus évolué, nous pourrions légitimement
dire que cela mettrait en péril la démocratie. Mais
avant de s'affoler, il faudrait voir si cela met en péril la
cité. Ce n'est peut être pas le cas. S'il y a un
affolement systématique à chaque fois qu'il est
question de péril pour la démocratie, je crois que
c'est là un sentiment-piège grâce auquel la
démocratie se maintient qu'elle soit bonne ou mauvaise et sans
lequel elle aurait vite laissé place à un autre modèle
de gouvernement. Peux-tu m'affirmer avec certitude que ce sentiment
démocrate que tu as est réellement l'expression de ta
satisfaction ou, comme les envies sexuelles chez l'homme et les
animaux, l'expression d'une domination mentale ?
– Je te l'assure, c'est
l'expression de ma satisfaction.
– Eh quoi, crois-tu que la
démocratie mérite que tu en sois satisfait à ce
point ? Est-elle moins belliqueuse, plus juste, plus égale,
plus libre et moins orgueilleuse que tous les autres gouvernements ?
– Chacun le sait.
– Pourtant, as-tu connaissance
d'un gouvernement qui prétende davantage être le bien
du peuple, et faire davantage la justice ?
– Non.
– Et pourquoi ne serait-ce pas de
l'orgueil, selon toi ?
– Car c'est bien la vérité.
– Laisse-moi te citer des
exemples où le gouvernement de tous les hommes réunis
ensemble soi-disant pour mieux se gouverner n'a fait qu'empirer
l'injustice, lorsqu'il s'agissait par exemple d'émettre un
jugement. Lorsque les stratèges rentrèrent victorieux
des Îles Arginuses, ne furent-ils pas tous condamnés à
mort pour ne pas avoir récupéré les naufragés
pour cause de tempête ensuite de quoi, l'ivresse passée
et la sentence exécutée, chacun s'en voulu pour cette
condamnation ? On sait bien à quel point la foule, dans ce
cas là, est capable de s'enflammer pour une cause, de choisir
un bouc émissaire sans que ceux qui ont un avis étudié
sur la question ne puissent l'émettre, tant on veut que la
solution soit évidente. Et les plus malheureux, dans un tel
mode de gouvernement, sont les experts à qui il serait
intelligent de confier la diplomatie, la philosophie, le cadastre,
l'architecture, l'agriculture, l'organisation de leur métier,
les lois, au lieu d'en faire un vote public auquel ont part tous
ceux qui n'y connaissent pas plus que la moyenne. Par ailleurs, la
démocratie, bien qu'elle soit soi-disant moins belliqueuse,
nous a souvent jeté dans la guerre et ne nous pas empêché
de commettre bien des abus lorsque nous avions l'hégémonie,
comme le massacre des habitants de Mélos.
Vois, si ce modèle de
gouvernement n'exerçait pas nature une manoeuvre sur nous,
comment nous apparaîtrait-il aussi beau ? Je crois que le
patriotisme et le sentiment démocrate ne sont à la
réflexion que l'expression de dominations mentales dont la
cause est une éducation de préjugés. Et j'en
veux prouver que ces deux sentiments sont bien liés dans leur
nature comme dans leur cause par le fait que ce n'est qu'en
démocratie et en tyrannie que l'on a vu des hommes être
accusés pour médisme ou que l'on en veuille à
des hommes pour leur différence ! La démocratie est,
comme le patriotisme, l'édifice d'une foule qui voudrait
n'avoir qu'une seule apparence et ne tolérer aucune
différence, bien qu'elle affirme le contraire.
Comme j'avais terminé,
Makètos, qui bâillait déjà, me salua et
s'en fût, accompagné de quelques disciples qui le
félicitaient. Autour de nous, les gens discutaient de ce dont
nous avions parlé, beaucoup étaient choqués,
quelques uns étaient amusés ou réjouis, et ceux
qui étaient choqués l'étaient encore plus en
constatant que l'on pouvait être content d'avoir écouté
un propos pareil.
X.
Socrate et Xénophon discutent.
De
la philosophie.
Comme je n'avais pas beaucoup
de temps non plus, je décidai donc de régler rapidement
l'affaire pendant laquelle j'avais été coupé
brusquement, à savoir l'achat de mon sel. Et il y avait encore
l'orge et la coupe en bronze à se procurer ! À peine
eus-je le temps de terminer cet achat que Xénophon me tapa sur
l'épaule en disant :
– Bonjour
Socrate, l'adversité fait rage parfois !
– Mais,
ne serait-ce pas Xénophon, le combattant ?
– Eh
quoi, ne l'es-tu pas toi aussi ? Nous pratiquons le même art,
Socrate, toi par les mots, moi par les armes. Bien que, comme à
cette occasion, nous ne nous refusions pas à échanger
tantôt nos instruments...
– Mais
toi, mon cher Xénophon, tu t'opposes aux épées
en tant qu'épée ! Tu es donc un vrai combattant.
Tandis que moi, aussi malheureuses que soient mes tentatives,
j'essaie de libérer les épées de leur condition
d'épée. Il n'est pas étonnant que, lorsque deux
épées s'affrontent, l'une et l'autre en sortent en
mauvais état. Mais que voudrais-tu qu'il arrive à une
épée si celle-ci affronte un poème et à
un poème si celui affronte une épée ? Contre le
calme, l'humilité, l'auto-dérision, aucune arme ni
aucun discours n'ont une quelconque force.
La plupart des orateurs ont compris qu'il valait mieux recourir au
combat rhétorique plutôt qu'à l'épée
ou à la phalange. Un jour, peut-être comprendront-ils
que le recours au rire, à la déformation, à
l'accusation et au ridicule, sont aussi des armes, et sont d'autant
nuisibles. Je l'aimerais bien aimé et j'aimerais plus encore
qu'il n'y ait plus de combat du tout. Ne dit-on pas des guerres
qu'elles ne font que des perdants ? Voilà pourquoi pas je ne
joue pas à combattre, d'aucune manière ! J'en refuse
les règles et je crois que tu ferais bien de m'imiter, bien
que ton secours me soit allé droit au cœur. N'est-ce pas
là la seule façon de remporter définitivement
une victoire : non pas en tant que guerrier s'opposant à
un autre, avec des armes soi-disant plus solides, mais en ne
s'opposant plus ? J'aurais bien aimé qu'il en fût ainsi
entre Makètos et moi ! Mais si cela n'est pas possible, qu'il
soit comme l'épée, et moi, comme le vent.
– Certes,
Socrate. Mais tu conviendras que, parfois, contre les taupes qui se
réfugient sous leur montagne d'acquis, et contre la certitude
inébranlable, il n'est parfois plus possible d'espérer
de l'autre une ouverture. Il faut l'inculquer. La réflexion
n'utilise que les notions qu'une personne a déjà
assimilées. Si elles sont insuffisantes, ce n'est pas la
caresse qui en fera entrer de nouvelles mais bel et bien la
pression, la force ; et l'ouverture doit ainsi se réaliser
d'abord au niveau de la perception et de manière parfois
brutale si, dans un homme, les idées sont, par un processus
pervers, comme une toile recroquevillée en elle-même.
Impressionner, c'est parfois utile.
Or, contrairement à toi, je crois que la pression et son
caractère très sensitif – presque bestial – a
parfois des résultats. Comment veux-tu influencer qui que ce
soit, pour l'amener au bien, si tu es trop différent de
nature, comme le vent l'est par rapport à une épée
? J'admets cependant qu'il y a deux sortes d'épées. Les
unes foncent à l'assaut de tout souffle de vie, et réduisent
en pièce tout ce qui bouge. Animées d'une telle soif de
sang, elles sont tout entière remplies de mort et leur esprit
ne connaît aucune borne à son désir ; c'est la
malice qui l'entraîne. Cette épée, cherchant à
combattre, est toute rouge et toute noire, souillée des
impuretés de la chair morte et en décomposition. Mais
il existe une autre sorte d'épée. Elle n'attaque pas
et n'en éprouve pas le besoin. Elle ne s'apparente pas à
l'agitation sans but, mais elle est bien maniée, agile, et
lorsque la première épée, rouge et noire, donne
son coup, elle ne s'oppose pas brutalement comme feraient deux épées
rouges et noires se combattant mais épouse au contraire la
direction violente de l'épée rouge, lui faisant dévier
sa trajectoire, pour qu'elle n'atteigne personne, jusqu'à ce
qu'elle se plante de toute sa force dans une botte de terre ou dans
un mur. Il y a donc deux façon de combattre, l'une pour mal
agir, l'autre pour protéger.
Le vent n'empêchera jamais une épée de faire du
mal, si cette épée veut vraiment le mal. Si une épée
veut le bien, elle n'ira pas systématiquement vers l'affront.
Il lui suffira parfois seulement de se montrer. Convaincre est vrai
combat. Or, je crois que tel est ton but, sinon tu nous n'aurions pas
la joie d'entendre tes discours.
Je te crois lorsque tu prétends ne pas te sentir affligé
par les bassesses que peuvent t'infliger tes contradicteurs. Mais en
dehors de ta propre réaction, il y a celles de tout les
curieux qui, comme aujourd'hui, ont écouté la
discussion. Je crois qu'il faut entrer en compte leur impression.
Veux-tu qu'ils aillent répéter que tu n'es pas à
la hauteur de tes contradicteurs, alors qu'il te suffirait parfois de
montrer un peu moins ton doute ?
– Eh
bien, mon cher Xénophon, malgré les réticences
que peut avoir un vieil homme tel que moi à ce que son art
s'exerce autrement que selon sa tradition, j'avoue que je t'ai
trouvé surprenant. Malheureusement, comme ton intervention
était dans mon intérêt, c'est un compliment
auquel tu pouvais t'attendre...
– Je
t'en prie, Socrate. En fait, ce genre de comportement qui est de
vouloir à tout prix l'emporter sans jamais se remettre en
question, qu'il vienne de Makètos ou d'un autre, me révolte.
– Pourtant,
un tel comportement, crois-moi, est loin de nous désavantager
entièrement. Je dirai même que c'est le contraire et
qu'il nous avantage.
– Comment
?
– Il
nous avantage, dis-je, d'abord parce que par leurs bassesses en tout
genre, y compris rhétoriques, les hommes suscitent
l'indignation et transforment l'indifférence envers la vérité
en cri de ralliement pour elle. La manière dont je suis
parfois contredit avec tant de lâcheté et dont j'essaie
de me défendre avec droiture et bienveillance m'aide autant
que le contenu de mes discours. Ensuite, je crois qu'il vaut mieux
avoir beaucoup d'adversaires, et de façon ouvertement
déclarée, sinon, comment se défendrait-on d'eux
? J'aime ceux qui me déclarent haut mes défauts et
font la guerre à mes idées, car il vaut mieux penser
qu'on a beaucoup de défauts et que l'on est très
imparfait plutôt que l'inverse, ce qui permet de s'améliorer.
En revanche, mon cher Xénophon, plus nous réagissons
de la même ardeur qu'eux et plus nous faisons comme eux.
– C'est
certain, toutefois, le fait de s'imposer en quelques occasions
permet bien du progrès.
– Hélas,
je n'en suis pas sûr. Ou du moins, tout dépend de
l'occasion. Quel sorte de progrès veut-on voir se réaliser
? Avoir critiqué la compétition comme je l'ai fait,
c'est un peu comme si je disais que seuls les plus forts gagnent et
que, par conséquent, il faut se méfier de ce qu'on
écoute. Alors, si jamais, disant cela, je devenais l'homme le
plus écouté, grâce à une quelconque façon
de s'imposer, je serais l'exemple vivant de la fausseté de
mes propos. Ou bien, en effet, mes propos sont vrais et ils n'ont
pas pour but de s'adresser à tous. Ou bien ils sont faux et
dans ce cas, seul un petit nombre aura été trompé.
Par ailleurs, pas plus que le peintre n'essaie de mettre sa
signature sur une multitude de toiles qui ne seraient pas de lui,
mais essaye au contraire d'en parfaire quelques-unes, moi non plus je
n'essaie pas de convaincre tous ceux qui m'écoutent ou tous
les hommes, mais je souhaite en parfaire quelques uns. Et ceux-là
viennent à moi sans que j'aie besoin de les impressionner. Eh
quoi, est-ce parce que je me suis imposé à toi que tu
es venu à moi ?
– Certes
non.
– Et
quant à impressionner ceux qui sont d'un avis contraire, je
crois que c'est la dernière chose à faire, car ils
éprouvent alors une telle jalousie que jamais plus ils ne se
laisseront convaincre. Au contraire, ils cesseront de s'attaquer à
moi par les mots mais alors je n'aurai plus aucun contrôle sur
la façon qu'ils auront de le faire. Ce sera peut-être
de manière secrète tandis que là, c'est au
grand jour, et je peux me défendre.
– Je
ne raisonnerais pas comme cela, Socrate. J'écoute ce que dit
autrui, j'en tire un enseignement ou non, et je l'agrémente
avec mes propres sensations. Qu'il s'impose ou qu'il ne s'impose
pas. Mais s'il ne s'impose pas, s'il n'en a pas la force, comment
l'écouterais-je ?
– Peut-être
ne l'écouteras-tu jamais, j'en conviens. Mais une philosophie
doit-elle nécessairement chercher à s'imposer ou même
à se faire écouter si elle est juste ? Ce n'est
pas sûr. Et une philosophie juste ne manque de rien. Une
philosophie à laquelle il ne manque rien ne cherche pas à
se mettre en valeur ou à se procurer, en plus d'arguments, la
force, la rhétorique, l'humour...
– Mais,
Socrate, la philosophie est une passion, comme mon être entier
!
– Crois-tu
d'abord que l'être soit une passion et qu'ensuite, il en aille
de même pour la philosophie ?
– En
ce qui concerne l'être, c'est une évidence, tant nous
souhaitons vivre. Nous recherchons cela avec passion. En ce qui
concerne la philosophie, ne vois-tu pas avec quel engouement les
jeunes se mettent à ton école et à celle des
autres philosophes ? Et ne vois-tu pas quel intérêt ils
mettent à rechercher la vérité, inventant de
nombreux moyens de parler pour la découvrir ? Pour eux, ne
dirais-tu pas que la philosophie est une passion, comme elle l'est
pour moi ?
– Je
n'en sais rien, mon cher Xénophon. Et si même la
philosophie était une passion pour tous ces jeunes hommes,
ainsi que pour toi, je ne crois pas qu'elle le serait aussi et
nécessairement pour moi. D'abord, pour une simple raison,
parce je serais bien incapable de savoir ce qu'est la philosophie et
comment je dois m'y prendre avec elle. C'est une chose à
propos de quoi je n'ai que des présomptions. Par exemple, si
la philosophie était une pratique visant à remettre en
question nos attaches diverses, en actions et en possessions, en
recherchant leur utilité profonde, et en recherchant aussi
comment mettre en œuvre notre vie en fonction de cela pour le
bonheur, il serait étonnant que, concernant elle-même,
la philosophie n'effectue pas de remise en cause et ne se questionne
pas sur son utilité. En d'autres termes, il serait étrange
que la philosophie n'essaie pas de se définir. Voilà
pourquoi je ne sais pas ce qu'est la philosophie, ni si c'est une
raison, ni si c'est une passion.
– Par
Zeus, aujourd'hui, ton propos est de dire que tu es ignorant !
– Par
Sysiphe, mais c'est tous les jours mon propos !
– Admettons
! Cependant, force est de constater que ta démarche
philosophique, comme tu la poursuis tous les jours, à Athènes
et hors d'Athènes, le jour et la nuit, associe ton acte à
celui d'une passion.
– Mais
quoi, une passion n'est-elle pas une recherche de quelque chose de
connu ?
– Si.
– Eh
bien, la philosophie diffère profondément de la
passion en ce qu'elle ne sait pas ce qu'elle recherche !
– Certes,
mais ne connais-tu pas un peu ce que tu n'appréhendes pas ?
Sinon, comment aurais-tu pu m'en donner une définition, même
succincte ? Si, comme toi, on définit la philosophie comme la
recherche d'un inconnu, on ne dira certes pas qu'elle est une
passion, mais on dira que tu as une passion pour la philosophie. Et
si la philosophie tente de se définir, c'est donc bien de la
philosophie que tu fais en ayant la passion pour la philosophie. Et
donc, la philosophie est une passion !
– Mais
quoi ? Crois-tu que la philosophie sache avec précision ce
qu'elle recherche, ou bien que ce n'est qu'une vision floue ?
– Je
dirais que ce n'est qu'une vision floue.
– Or,
ne dira-t-on pas que la passion sait avec grande précision ce
qu'elle recherche ? La passion pour les femmes, par exemple, ne
saurait se poser en elle-même la question : qu'est-ce qu'une
femme ?
– En
effet.
– Aussi,
ne dira-t-on pas que, même si l'on dit que la philosophie est
la recherche du bonheur, elle n'est pas la passion du bonheur, car
elle ne sait pas ce qu'est le bonheur ?
– Mais,
ne fait-on pas de la philosophie pour la philosophie ? Et ainsi, ne
sait-on pas avec précision, non pas ce que l'on veut
attraper, mais le moyen par lequel on veut le faire ? Si je
reprenais ton raisonnement sur la femme, je pourrais dire que la
femme n'est que le moyen d'avoir du plaisir, que l'on ne sait pas
vraiment, contrairement au moyen de se le procurer, qui est la
compagnie ou l'accouplement avec la femme.
– Mais
quoi, l'homme qui a une passion pour la femme n'a-t-il pas la plus
grande estime pour elle ?
– Si.
– Et
n'est-ce pas pour la raison qu'il a confondu le but qu'il s'était
fixé avec son moyen de l'atteindre ? Ces hommes qui aiment
beaucoup les femmes, ne les entend-on pas parler d'elles comme de
diamants et de saphirs plutôt de parler ainsi des plaisirs
qu'ils éprouvent grâce à elles comme moyens ?
– Si.
– Et
quand ils sont séparés des femmes, lorsqu'ils sont
enrôlés, par exemple, est-ce que ces mêmes hommes
se plaignent de la séparation d'avec les femmes ou est-ce
qu'il se plaignent d'éprouver une douleur d'être
séparés des femmes?
– Ils
se plaignent d'être séparés, et non de subir la
douleur.
– Eh
bien, que dirait-on d'un philosophe qui, plutôt que de
rechercher ce qu'apporte la philosophie, à savoir le bonheur
et ce bonheur dont il ignore tout, recherchait le moyen qui apporte
le bonheur, c'est-à-dire la philosophie ? Et que dirait-on de
lui si un jour, ayant trouvé le bonheur, il se réjouissait
d'être philosophe plutôt que d'avoir trouvé le
bonheur ? Ne dirait-on pas qu'il est superficiel et que, comme le
dit un proverbe perse, il regarde le doigt plutôt que la lune
?
– Si.
– Aussi,
je crois que la philosophie n'est qu'une paire de souliers et que le
philosophe doit avoir pour la philosophie la même estime que
le marcheur pour ses souliers. Je connais peu de marcheurs qui
éprouvent une passion pour leurs souliers. Ne dirait-on pas
d'un marcheur qui n'a qu'une paire de souliers et qui, tout en les
entretenant sans cesse, ne les utiliserait jamais, qu'il serait
l'esclave de ces souliers ?
– Certes.
– Il
y a comme ça des milliers de tyrans qui dominent l'homme, et
c'est le cas même dans la philosophie, dans la pensée,
dans la société, à travers nos idées
reçues... Ils nous asservissent à des actions et des
préoccupations. Et notre façon d'être leur
esclave, ce n'est pas tant de supporter un travail difficile, mais
d'aimer être asservi de la sorte. C'est en cela que les
anciens affirmaient que bien peu d'hommes sont réellement
libres !
– En
effet.
– Et
d'ailleurs, à cet égard, pour en revenir à la
philosophie, ne crois-tu pas qu'une philosophie qui se serait
définie aurait des difficultés à deviner tous
les tyrans dont la pensée de l'homme et ses actions se
rendent esclaves, canalisée désormais par quelque
chose de défini ?
– Si.
– Et
je crois que nous pourrions citer beaucoup de tyrans triomphateurs
de beaucoup de philosophes qui ont commis l'erreur de se juger comme
véritablement et enfin philosophes.
– Et
quels furent, à titre d'exemple, les tyrans dont toi,
Socrate, tu t'es déjà libéré ?
– Libéré,
je ne sais pas ! En tout cas j'ai cru en identifier plusieurs, qui
sont l'envie, les préoccupations, les distractions, les
significations, la personnalité et, dans l'ensemble, toutes
les qualités que l'on pourrait imaginer dans l'univers...
– Peux-tu
me préciser un peu plus ?
– Les
envies et les préoccupations sont nos maîtres car elles
décident à notre place l'objet de notre intérêt
: satisfaire à l'entretien du corps, reproduire l'espèce
humaine, etc... Les distractions, bien qu'elles ne décident
rien, tendent à ce que nous épousions leur mouvement
évanescent et sans but. Le langage, les codes et les
significations en tous genres qui agissent lorsque nous percevons,
cela aussi nous tyrannise car tout jugement humain porté sur
l'univers ou une partie de celui-ci est en réalité
complètement faux, se borne à un aspect et élimine
tous les autres. La personnalité nous possède car elle
nous suggère une idée de «soi» que nous
n'avons jamais choisie mais seulement acceptée par habitude,
comme moi qui suit persuadé que je dois agir de telle manière
ou de telle autre à chaque fois que je serai dans une
situation particulière. Pour certain, c'est avec étonnement,
pour d'autre avec humour, gaieté ou tristesse, qu'un même
événement doit être considéré. Et
enfin, les lois de l'univers nous dominent parce que nous y sommes
soumis. Comment voir autrement que par la lumière, entendre
autrement que par le son ?
– Eh
quoi, même le langage et les significations que nous donnons
aux choses, cela se comporte pour nous en tyran ?
– En effet, je vais te citer un
exemple.
– Cite.
– Lorsque nous rêvons, nous
pouvons voir un éléphant rose, être citoyen
d'Egypte, le ciel peut-être vert et les poissons peuvent
voler, que cela nous semble relever de la plus pure logique et
tradition. Nous ne nous étonnons pas. Ensuite de quoi, au
réveil, nous sommes très surpris ne de ne pas nous
être étonnés de ces absurdités. Toutes
ces absurdités sont comme celles que nous apprenons quand on
nous dit que le ciel est bleu ou que les trajectoires retombent.
– Comment, que veux-tu dire ?
– Il y autant d'éléphants
roses dans ce monde que dans les rêves. Mais les éléphants
roses des rêves sont dans la réalité d'autres
absurdités arbitraires que nos acceptons : nos jambes et nos
bras, notre espèce et notre nationalité, nos parents
et nos idées, nos envies et notre personnalité, nos
croyances et notre connaissance... Ainsi, nos dépendances
sont très nombreuses. Parfois même, il y a des
dépendances que cachent d'autres dépendances.
– Peux-tu préciser cela
également ?
– Au cours d'un rêve, je me
réveillai et eus un doute. Je compris que je n'étais
pas réveillé. Je me réveillai à nouveau,
et je n'eus plus de doute. Pourtant, je dormais encore...
– Je comprends. Mais, quant aux
qualités, jugerais-tu également que le mérite
est une dépendance ? Ne dit-on pas que les dieux aiment le
mérite et qu'ils récompensent ceux qui en ont ?
– Certes, mais encore faut-il
qu'il s'agisse réellement de mérite. Je veux bien que
le mérite existe, s'il est la capacité des homme
demi-dieux à s'extraire des dépendances. Quelle force
d'âme, en effet, que de se ruer vers la lance de l'ennemi sans
avoir peur ! C'est en cela que le mérite n'est sujet à
rien, quand il est réel et quand il sait que sa nature est de
n'être sujet à rien, comme les dieux.
Mais, d'un autre côté,
je me pose la question : le mérite existe-t-il vraiment ? Si
chaque fois que l'on a du mérite, on est récompensé
par la gloire ou bien l'on songe à une récompense, même
céleste, ou encore l'on est endoctriné par l'idée
selon laquelle il est nécessaire d'avoir du mérité,
alors quel est, en fin de compte, notre mérite ? Je crois que
le vrai mérite ne peut être que celui qui n'a pas de
cause. Et il est bien difficile à trouver. Voilà
pourquoi on raconte si peu de cas de héros qui sont parvenus à
se faire une place en haut du mont Olympe, alors que chaque année,
des milliers de soldats passent pour être des héros en
étant morts à la bataille.
XI.
La femme de Socrate.
C'est ainsi que se terminait
ma discussion avec Xénophon. Par la suite, tout le monde se
dispersa, car il était déjà assez tard et les
commerces étaient sur le point de remballer. Seuls Théophane
et Célère m'accompagnèrent car ils étaient
par ma faute convaincus qu'il ne vallait mieux pas participer aux
fêtes dionysiaques. Ils voulurent donc passer la soirée
en ma compagnie. Avec eux, j'allais donc finir mes emplettes et je
retournais chez ma femme.
Quand nous arrivâmes,
elle était très excitée à cause de
l'heure. Elle m'arracha les courses des mains, ainsi que la coupe.
Ensuite, elle me dit de m'en aller, elle me dit que la soirée
était gâchée. Mais je pense que c'était
plutôt un prétexte pour éviter d'entendre ce dont
nous allions probablement parler, comme elle s'était aperçue
que j'étais accompagné et ne supportait les discussions
philosophiques qu'à faible dose. Alors, nous partîmes,
flambeau à la main, trouver un groupe auquel nous pûmes
bien nous rattacher pour partager un repas non dionysiaque. Tâche
difficile. Comme Théophane et Célère n'étaient
pas habitués à ce trait de caractère de ma
femme, ils furent surpris, et Théophane me fit la remarque :
– Ô Socrate, je n'ai jamais
vu une femme aussi insolente. Comment peut-elle être mariée
à un homme de ta qualité et de ta douceur et ne point
en éprouver une quelconque grâce ?
C'est
qu'elle ignore ce dont elle a besoin et ce que je peux lui procurer,
mais que moi, en revanche, je sais que j'ai besoin d'elle. Comment,
si elle n'était pas avec moi, partageant les tâches du
foyer en deux, aurais-je encore le temps de m'exercer
à la philosophie ?
Elle
n'est ni belle ni douce ni intelligente. Pourquoi ne la quittes-tu
pas et n'en choisis-tu pas une autre ?
Eh
quoi ? Celle-ci me convient. Je n'ai pas besoin d'une belle car je
ne recherche pas la beauté du corps mais celle de l'esprit.
Une douce m'aurait peut-être charmé et ainsi me
serais-je peut-être abandonné à quelque volupté
et aurais-je peut-être partagé ses angoisses et ses
afflictions. Une intelligente m'aurait empêché de
découvrir le monde par moi-même. Tandis qu'une
acariâtre, de par ce qu'elle me fait subir, renforce mon âme
et la rend hermétique aux injures, aux disputes, aux
craintes... Je suis comme le dos de l'esclave qui a reçu le
fouet de nombreuses fois et a formé de ce fait une croûte
épaisse que plus rien n'éprouve. Cette croûte
épaisse grâce à laquelle je ne m'afflige plus
d'être couvert de honte ou d'insultes par quelqu'un, c'est à
ma femme que je la dois.
Allons,
Socrate, voudrais-tu nous faire croire que tu as un avantage plus
grand, à avoir une femme comme la tienne, que nous, à
fréquenter des filles faciles et intelligentes ?
Et
comment ! Reprit Célère.
Eh
bien moi, leur dis-je, en matière d'apparence tout me
convient ! C'est pour cela que j'ai choisi ma femme. Parce qu'elle
fut la première se se présenter à moi et que je
n'avais pas de raison de la refuser.
XII.
Le rêve étrange de Socrate.
En même temps que nous parlions, nous nous rendions au Pirée
parce qu'un ami de Théophane y
tenait une auberge fréquentée par des amateurs de
philosophie. La discussion de la soirée reprit les thèmes
de la journée. Ensuite, nous repartîmes, tous les trois,
vers Athènes, pour un long temps de marche. À un
moment, il fallait nous séparer car les uns se rendaient un
peu plus loin, près des murs, et moi je devais encore marcher
jusqu'au centre de la ville. Ce n'était plus très
loin... Nous nous souhaitâmes au revoir et chacun partit dans
sa direction.
Alors, comme elle était
déjà fortement consumée, ma torche s'éteignit.
J'entendis brusquement le hululement d'une chouette et d'autres cris
d'oiseaux comme si la faune alentour avait été enfin
libérée de l'étrange présence de la
flamme. J'étais perdu jusqu'au lendemain. Mais j'avais eu le
temps de repérer un arbre non loin, avec un doux lit de
mousse. Je m'endormais à ses pieds... Le ruisseau qui coulait
à côté allait contribuer à me bercer et me
jeter dans le sommeil très rapidement. La seule chose dont je
me souvins était le son d'une cloche, trois coups, ce qui
annonçait la fin de la fête de à Dionysos. Après,
je sombrai totalement dans le sommeil.
Il se mit alors en marche un
phénomène étrange. Aussitôt reposé,
des voix, échappées des discussions que j'avais
entretenues pendant toute la journée, commençaient à
tourbillonner dans ma tête. Je revoyais Cléandre, l'air
tout empressé, me demandant du vin, Makètos, et sa main
qui m'avait effrayé... Xénophon, très grand et
tout étrange. Cette journée qui m'avait étonnement
concerné revenait dans ma tête, en boucle, par images
furtives ou par des sons, elle était soulevée et
bousculée sous tous les angles par quelque partie de mon
imagination, comme s'il fallait absolument que rien ne m'en échappe.
Et c'est ainsi qu'au milieu de ce fourmillement de voix, de sons,
d'images qui surgissaient et s'échappaient aussitôt, se
séparaient peu à peu mon rêve et ma conscience au
point que, à un moment, j'étais alors totalement
conscient de dormir, comme si j'étais éveillé.
Je mis donc à profit cette expérience pour découvrir
quelqu'utile secret divin . Je songeais aussitôt à
Héraclès, cet homme dont la vertu était parfaite
et qui, par ses efforts nombreux, avait certainement su se mettre en
amitié avec les dieux. Du moins le croyais-je ainsi.
Un homme se présenta
aussitôt à moi, et il me fit entrer dans ce qu'il
présentait comme sa cuisine. Il me montra son four, sa table,
ses ustensiles. Nous venions d'une prairie éclairée. De
cette cuisine, il était possible de sortir par deux portes.
L'une donnait à nouveau sur l'extérieur, la lumière
passait d'ailleurs par cette porte pour éclairer la cuisine,
l'autre donnait sur un endroit sombre... Héraclès
sortit de cette cuisine et m'invita, mais lorsque je passais par la
même porte que lui, une armée de balais surgit
soudainement pour me rendre difficile le passage. Lorsque nous fûmes
dehors, dans la lumière, il me proposa d'observer quel type
d'endroit était celui sur lequel la porte sombre donnait.
Alors, j'entrais avec lui et je vis de nombreux lapins séparés
et isolés dans des cages minuscules, dans une obscurité
totale...
Cimon
: Quel rêve étrange
? Peux-tu l'expliquer ?
Socrate
: Eh bien, ce rêve est
étonnement semblable à la réalité, celle
qui nous occupe, nous les hommes, et notre devoir en étant sur
terre. La cuisine symbolisait en effet le lieu de la préparation.
Et les deux portes : le lieu des enfers, et celui de la la lumière.
Et il est logique qu'une armée de balais, ou d'épreuves,
nous empêche de passer à travers cette porte donnant
vers la lumière. Car au-delà il n'y est que lumière,
et rien d'autre que de la lumière n'y est admis. En revanche,
l'endroit sombre est la porte de l'inconscience ou croupissent des
animaux ne sachant pas même ce qu'ils sont, incapables d'aucune
intelligence ni conscience... C'est à mon avis dans ce genre
de situation qu'amène le mode de vie inerte de ceux qui se
laissent subjuguer par les dépendances.
Cimon
: En effet. Et qu'arriva-t-il
par la suite ?
Socrate
: Par la suite, le sons et les
éclats de voix de ma journée, ainsi que les images,
revinrent et j'oubliais alors que je rêvais pour revenir dans
un sommeil des plus normaux, Provisoirement, car il devait arriver à
nouveau quelque chose d'étrange. À travers ces rêves
et ces images sans signification, une voix se fit alors entendre...
Cimon
: Et que disait cette voix ?
Socrate
: Elle appelait mon nom.
«Socrate, Socrate !» C'était une voix de femme. Je
ne m'en rendais pas bien compte ; je ne savais vraiment pas depuis
quand elle essayait d'attirer mon attention en m'appelant à
travers tout cet afflux de voix et de sons. Mais à peine en
eus-je pris conscience qu'elle murmura : «Attention !» Et
aussitôt, je fus saisi d'un grand tourment !
Cimon
: Par Zeus, qu'était donc
ce tourment ?
Socrate
: Alors que je rêvais, mon
corps fut soudainement transporté hors de lui, et j'eus la
sensation qu'une force maléfique, au milieu de tous ces sons
de voix, ces rires, ces hommes effectuant leurs tâches
quotidiennes, me faisait danser. Elle me prenait comme on s'empare
d'un pantin et comme on l'articule violemment. Elle s'emmêlait
autour de chacun de mes membres et les faisait s'agiter. Il y avait
une musique, du même genre que celles que l'on joue pour faire
danser. Et c'est ainsi que j'étais en spectacle, pour rien, au
milieu de rien et de personne, dans le vacarme. Je dansais dans un
vide en mouvement. Et pourtant, je me savais toujours sous l'arbre,
en train d'y dormir. Je sentais même la mousse sous mes doigts
et je pouvais entendre les cris des bêtes de la forêt.
Tout cela était réel, je dormais bien, et pourtant je
ne pouvais me réveiller, j'étais comme paralysé.
Et le héros de mon rêve, cet autre moi dont je vous ai
parlé, subissait cette odieuse manipulation.
Comme je ne comprenais pas ce qui arrivait, comme je ne savais quel
démon se jouait ainsi de moi, j'étais dans l'angoisse
et dans la peur. Je voulais me réveiller. Mais il fallut
encore qu'un son d'épée tournoyante se produisît
et semblât être juste au dessus de ma tête, à
la manière d'une épée de Damoclès. Mais
celle-ci avait une différence avec l'épée de
Damoclès : elle semblait bien plus effrayante. Elle
brassait l'air comme si une machine infernale l'actionnait afin qu'en
se rapprochant de plus en plus de moi, elle finisse par me couper en
petites tranches.
Mon souhait ardent de sortir de cauchemar allait être exaucé
de façon étonnante. C'était déjà
l'aube et les premières lueurs du jour étaient
apparues. Alors, en me réveillant, dans un état comme
si j'avais passé les deux derniers jours sous une véritable
tempête, j'eus la surprise de constater que l'arbre sous lequel
j'étais endormi avait la forme d'une main tenant un sceptre,
comme vous pouvez le voir, si vous vous placez où je suis. Et
filtrée à travers les branches, la lumière du
soleil levant laissa apparaître en plus une silhouette
lumineuse d'une dame majestueuse. Elle était juchée en
face de moi, me regardant, de son air plein d'espoir et plein
d'amitié. Athéna, c'était elle, c'était
la cité, qui m'avait délivré... Hélas, le
soleil est bien haut maintenant. Je restais là à
contempler cela, tout ému, jusqu'à ce que vous
arriviez(2).
Cimon
: Et quelle explication
verrais-tu à cet autre rêve ?
Socrate
: Que nos démons ne sont
autres que les préoccupations qui s'emparent de nous et ne pas
s'en libérer revient à finir broyé, déchiqueté.
La danse dans le vide était semblable à la danse de
tous les hommes qui courent à leur préoccupations,
besoins et envies, quotidiens. Cependant, dans cette épreuve
de libération, nous avons l'aide des forces divines
bienveillantes. C'est elles qui nous protègent, nous éduquent,
nous aiment...
Mes amis, nous devons
approfondir la seule connaissance utile : la nôtre. En dehors,
tout n'est que préoccupation et distraction sans objet. Il n'y
a pas qu'une seule porte à la mort, mais il y en a deux, de
même qu'il y a d'un côté ce qui obéit
et de l'autre ce qui se fait obéir.
J'ai emprunté cette
parabole à Dion Chrysothome, discours n° 4 : Sur la
Royauté.
Tout cela part d'une histoire
vraie qui me concerne. Les deux rêves n'eurent pas lieu en
même en temps et furent légèrement différents.
Le premier ne mettait pas en action Héraclès mais
Nostradamus et eut lieu quand j'avais 19 ans. Et au sortir de celui
que je raconte en second lieu, j'avais douze ans, et la silhouette
qui se dressait dans ma chambre n'était pas Athéna,
mais Marie.
Livre gratuit : l'auteur souhaite que ce livre soit gratuit et accessible
pour tous, car la sagesse est inspirée gratuitement
et anonymement par la divinité elle même. Vous pouvez l'imprimer
et le diffuser autant que vous souhaitez. (Tous droits réservés Elie Béteille)