La liberté

I

(Odos, Socrate, Eurythmos, Philippès, Euthyme)


Odos


Nous y voilà, je crois !


Eurythmos


Il semble bien, je reconnais l'endroit, et voici Euthyme et Philippès, qui débattaient déjà lorsque j'étais parti vous rejoindre, et dès lors, avec peu d'espoir de déboucher sur une solution au problème qui les occupait.


Euthyme


Ô Socrate, quelle joie tu nous fais en venant nous rendre visite ! Tu arrives au bon moment, car je défendais tes idées. Prends donc ma place dans la discussion, car tu y seras mieux aisé que je n'y fus.


Philippès


Le voilà donc, ton sauveur, Euthyme ?


Socrate


Sauveur ? Je n'en sais rien, car, à en juger par les difficultés que tu as données à Euthyme, puisqu'il me cède sa place, tu sembles être un orateur de qualité et je risque moi aussi d'éprouver bien du mal. Quant à la joie que je vous fais d'être présent, elle est moins grande que celle que me procurent vos discussions et votre accueil. Mais de quelles idées dois-je répondre, au juste ?


Philippès


D'idées honteuses et irresponsables, tant et si bien, mon cher Socrate, que j'espère qu'elles ne sont pas de toi, ni d'aucun philosophe digne de ce nom.


Socrate


Par Zeus, Euthyme, j'espère que tu ne m'as pas empêtré involontairement dans une situation embarrassante et dont je ne peux à présent plus m'enfuir.

Ainsi, de quelle idée honteuse devrais-je répondre, en tentant de sauver par la même occasion ce qu'il reste de mon honneur bien fragile de philosophe ?


Euthyme


D'une idée, bien au contraire, fort juste, et de ce fait nullement honteuse et irresponsable, comme l'affirme sans preuve Philippès, de l'avis d'un humble amateur de philosophie. À savoir que le plaisir est une chose dangereuse et que ceux qui s'en procurent ou qui ont le désir de s'en procurer ne sont guère heureux et éprouvent, au contraire, un malheur bien grand...


Socrate


Tu as peut-être raison, Euthyme, mais alors, ce serait contraire à l'apparence que donnent ceux qui éprouvent le plaisir. Si on les questionne, ne prétendent-ils pas tous qu'ils sont heureux lorsqu'ils éprouvent le plaisir ?


Euthyme


Je ne dis pas le contraire, Socrate. Et hélas, c'est bien sur ce point que se situe le problème : ils sont heureux quand, et seulement quand, ils éprouvent le plaisir. Le reste du temps devient alors un manque ou une insatisfaction ; leur vie est un vide ponctué d'instants très courts où ils connaissent alors la sensation du plaisir, qu'ils assimilent, au moment où ils l'éprouvent, au bonheur. J'affirme donc que quiconque connaît la sensation de plaisir n'est plus heureux qu'à certains moments : ceux où ils éprouvent le plaisir. Voilà la tragédie qui s'effectue : en croyant aller vers son bonheur, l'homme va vers le plaisir comme il se jette dans un gouffre.


Socrate


Comme idée, si je ne peux guère en prétendre la possession, je prétends cependant avoir pour elle une grande admiration.


Euthyme


Merci, Socrate, mais je n'ai pas fini, car je n'ai pas dit le pire.


Eurythmos


Comment le serait-ce ?


Euthyme


Voici. Il me semble que la sensation de plaisir, non contente de focaliser le bonheur en quelques instants très courts, asséchant de la sorte notre vie entière qui en devient morne, le plaisir est quelque chose qui, à cause des expériences, tend à se raréfier pour celui qui le recherche. Je crois que nous pouvons l'admettre vous et moi !


Socrate


Rien ne nous en empêchera lorsque tu l'auras expliqué.


Euthyme


Soit. Ne vois-tu pas les excès auxquels se livrent ceux qui ont choisi de s'offrir tous les plaisirs que l'existence pouvait procurer ? À peine ont-ils cru assouvir un plaisir qu'ils en désirent un autre, allant des plus anodins jusqu'aux plus grands, croyant qu'ainsi ils augmenteront leur bonheur. Et le malheur touche davantage ceux qui ont atteint les plaisirs les plus grands, comme je vais te l'expliquer.


Socrate


Mais avant, peux-tu me préciser ce que tu considères être les plaisirs les plus grands, et quels sont par opposition les plus anodins ?


Euthyme


Il me semble que les plaisirs les plus grands sont la gloire, le festin, l'orgie... qui sont aussi des plaisirs qu'il est bien difficile d'acquérir. Il faut être riche pour les éprouver, ce qui n'est pas le cas de beaucoup de monde. Les plaisirs les plus anodins sont par contraste un signe de reconnaissance, le goût d'un fruit ou même d'une céréale, un baiser sur la joue...

Ensuite, pour poursuivre mon explication, je crois que celui qui éprouve les plus grands plaisirs déprécie aussitôt tout plaisir moindre. Et plus un plaisir est intense, plus il est rare de l'éprouver. L'homme qui connaît leur expérience est immergé dans le malheur bien plus longtemps que celui qui n'éprouve que des moindres plaisirs, lui-même étant plus malheureux que l'homme satisfait de n'avoir jamais éprouvé le plaisir ni l'envie. Celui qui ne mange que des céréales ou des fruits naturels éprouve le plaisir avec bien moins de difficulté que celui qui a déjà goûté à un plat excellent. Et celui qui ne connaît que l'avoine sera d'autant plus heureux qu'il ne pourra jamais être triste de manquer d'une nourriture qui le satisfasse.


Odos


Eh bien, c'est une démonstration excellente, et que répondra Philippès à cela ?


Philippès


Ne le croyez pas, ni vous Odos et Eurythmos, ni toi Socrate, car alors je serai bien triste pour vous, que vous vous forciez à n'éprouver aucun plaisir pour de burlesques prouesses de sophiste. Il n'est pas difficile d'expérimenter soi-même les enjeux de la discussion pour comprendre aussitôt ce qu'apportent les plaisirs, quel bienfait ils procurent. Comment qualifier le bonheur des deux époux, comment désigner l'art du cuisinier ou celui du musicien, quand nous l'éprouvons ? Pouvez-vous par des mots faire sentir ces choses ? Non, et c'est bien là votre défaut, que vous remplaciez des merveilles salées et sucrées par des mots qui, eux, n'ont ni sel ni sucre.

Vous êtes trompés par la raison, car la raison vous permet certes d'évoquer ces choses, mais non de les éprouver. Si vous parvenez à démolir le plaisir dont vous avez fait un raisonnement, ce n'est que le raisonnement que vous démolirez, mais ce raisonnement n'est pas le plaisir, lequel est merveilleux.

Ce que les plaisirs opèrent nous réjouit considérablement et il serait très dommageable de ne pas éprouver ce qu'ils apportent, et irresponsable de la part d'un individu de conseiller à un autre de s'en écarter.


Socrate


Cette démonstration aussi est non moins convaincante que celle d'Euthyme.


Philippès


Je te remercie du compliment, ô Socrate, s'il est réellement sincère. Et je crois que nous devrions nous arrêter de discuter dès maintenant car tu peux voir les dangers auxquels trop de réflexion peut conduire : à s'écarter du bien suprême ! Car il n'est pas de meilleur bien que le plaisir. Nous travaillons pour percevoir de l'argent en vue du plaisir. Nous agissons dans ce but. Il n'y a pas d'autre bien visé par les hommes.

Alors, je propose que, sans plus de raisonnement, nous profitions de la vie et principalement que, toi Socrate, puisque tu es convaincu, tu te fasse davantage plaisir, que tu ailles participer aux jeux et aux fêtes, que tu t'amuses et profite de la vie ! Je dis cela pour ton plus grand bien, mon ami.


Socrate


Ô Philippès, comme tu es aimable de te soucier de mon bonheur ; je suivrai probablement ton conseil mais, avant tout, il me faudrait quelques précisions de ta part. Sache d'abord que cette intention est réciproque, et je ne te retiendrai pas très longtemps, afin que tu puisses profiter de cette magnifique journée...


Philippès


D'accord, Socrate, mais rappelle-toi bien que ce que nous faisons est dangereux, en raison des limites du raisonnement et des possibilités si nombreuses d'aboutir à une conclusion toute contraire à la vérité, comme nous l'avions fait.


Socrate


Je me le rappelle, Philippès, c'est pourquoi tu répondras à mes questions et s'il est à moi d'y répondre, je ne répondrai rien dont je ne sois pas sûr ! Puis-je t'interroger ?


Philippès


Interroge.


Socrate


Tu as dit que le plaisir apportait quelque chose. Aussi, si ce n'est pas trop te demander, je voudrais savoir ce qu'il apporte exactement.


Philippès


La joie, tout simplement.


Socrate


Mais quoi ? Cette joie est-elle vraiment apportée, ou bien, est-elle apportée et remportée aussitôt ?


Philippès


Remportée ? Je ne crois pas ! J'ai le souvenir de la joie et celui-ci reste ; d'autre part, ce qui est vécu est, avec ou sans le souvenir, vécu, et donc cela est définitivement inscrit dans la réalité, celle du passé, certes, mais qui est lui aussi bien réel, sinon le présent ne serait pas ce qu'il est.


Socrate


Alors, réponds avec plus d'attention à ma question : qu'apporte le plaisir ? Car, tu peux certes me citer tout ce que le plaisir apporte et qu'il remporte, tu peux également me citer ce que nous voulons que le plaisir apporte, mais je voudrais que tu me cites seulement ce que le plaisir apporte et qui reste, que nous ayons envie ou pas que cela reste. Ne pourrions-nous pas, dans ce cas, affirmer avec assurance que le souvenir, par exemple, reste une fois le plaisir éprouvé ?


Philippès


Si.


Socrate


Mais, je crois qu'il faut examiner davantage la question afin de savoir si, oui ou non, la joie reste également lorsque le plaisir est éprouvé.


Philippès


Mais la joie est le souvenir !


Socrate


Parfaitement. Sur le fait que le souvenir apporte une joie, nous ne pouvons pas discuter. Mais, il me semble que cette joie apportée par le souvenir est différente de la joie apportée par le plaisir dont on se souvient.


Philippès


Que dis-tu là ?


Socrate


Ceci. Tu conviendras que lors du plaisir, nous n'éprouvons pas une joie en tant que souvenir.


Philippès


J'en conviens.


Socrate


Tu conviendras donc de ce que j'ai dit avant : que la joie du souvenir est différente de la joie du plaisir dont on se souvient. Le souvenir se comporte alors en tant que plaisir différent du plaisir dont on se souvient. L'admets-tu ?


Philippès


Je l'admets.


Socrate


Mais, il est évident que ces deux plaisirs, contrairement à ce que tu voudrais faire croire, ne sont pas d'intensité égale, le plaisir passé rendant très terne le plaisir du souvenir, voire presque douloureux. Il ne l'est certes pas pour celui qui sait qu'il va pouvoir éprouver à nouveau cette sensation, mais il l'est pour celui qui ne le peut plus. Tu ne pourras pas nier que les personnes qui ont vécu comme tu souhaites vivre, lorsqu'elles sont vieilles, se lamentent pour les mêmes raisons qui te réjouissent : le souvenir. À cela, il faut donc conclure que le souvenir du plaisir n'est pas joyeux, mais que c'est seulement la perspective du plaisir qui est joyeuse. Et il en résulte ce que Euthyme disait tout à l'heure, à savoir que le plaisir qui ponctue quelques instants plonge le reste du temps dans un manque, terrible si l'on est condamné à y rester jusqu'à la fin de ses jours, adouci d'une fragile espérance si l'on sait pouvoir renouveler cette expérience.


Philippès


Tu te réfugies dans les mots Socrate, tu commets l'erreur que je dénonçais. Qu'éprouvons-nous à parler de la sorte ?


Socrate


Mais quoi ? Le souvenir, n'est-ce pas ce qui paraît dans nos pensées lorsque c'est avec des mots et des raisonnements que nous parlons du plaisir ? Tu dénonçais qu'on puisse jamais raisonner au sujet du plaisir, car tout raisonnement s'éloigne du plaisir ; mais le raisonnement repose sur des idées ; et les idées reposent, ce me semble, sur les notions qui les composent parmi lesquelles, quelques unes ont été éprouvées jadis. Ce sont des souvenirs. Je crois que tu es en train de dire le contraire de ce que tu disais tout à l'heure, lorsque tu nous priais de ne pas raisonner au sujet du plaisir.


Philippès


Je vois, Socrate. Tu m'as bien eu. Mais tu as oublié une chose, et non des moindres. Je ne prétends pas que la joie fait partie du souvenir en tant que joie, mais qu'elle en fait partie en tant que souvenir. Il y a une grande nuance. Tu as démontré assez justement que le souvenir, ce n'est pas le plaisir, et ce n'est pas non plus ce que l'on cherchait en se procurant le plaisir. En effet, il faut que j'admette que celui qui cherche le plaisir cherche la joie et non le souvenir, mais qu'il n'en retire qu'une joie limitée, à laquelle succède le souvenir.

Mais je ne crois pas que son but était d'obtenir une joie illimitée, aussi il me semble que la joie ayant été obtenue et ayant satisfait l'homme qui voulait l'obtenir, elle repart, comme une chose qui n'est plus d'utilité, et laisse en effet un souvenir. Tantôt, ce souvenir d'un plaisir passé peut se transformer en plaisir, pour qui sait l'apprécier. Il y a des personnes âgées comme tu citais qui, plutôt que de se lamenter, se sentent rassasiées.


Socrate


Si tu avais raison, mon cher Philippès, que ta vie me semblerait heureuse, et que j'aimerais connaître le plaisir aussitôt que je manque de joie ! Mais voilà, je veux bien croire que nous manquons de joie ; et chacun a ses façons de s'en procurer, qu'il croit être efficaces. Tu cites le plaisir comme un moyen. Toutefois, je ne crois pas qu'on puisse être rassasié de joie. Mais quoi ? Crois-tu, toi, qu'il soit possible de se rassasier de joie ?


Philippès


Et toi, qu'en penses-tu ?


Socrate


Pour l'instant, rien. Mais, suppose que oui, à quoi servirait de répéter l'expérience du plaisir, puisqu'une seule expérience suffirait à vie ? Il n'y aurait pas besoin de goûter deux fois d'un plat délicieux, car la joie serait conservée en permanence. Par définition, la joie est si agréable qu'on la voudrait éprouver sans interruption.


Philippès


Alors, supposons qu'on ne puisse pas se rassasier de joie ; dans ce cas, qu'est-ce que cela signifie selon toi ?


Socrate


Dans ce cas, mon cher, cela signifie qu'en éprouvant du plaisir, tu fixes au plaisir un but qu'il ne peut pas atteindre, en croyant qu'il rassasie de joie. Ou bien il est possible de se rassasier de joie, d'où l'utilité du plaisir qui, comme tu le prétends, en apporte. Et il est absurde de l'éprouver deux fois. Ou bien cela n'est pas possible, d'où l'inutilité du plaisir. En effet, il nécessite d'être répété et, quand même le serait-il à l'infini, il ne donnerait aucun résultat.

En fait de résultat, le plaisir nous ferait croire que nous sommes en voie d'aboutissement sans que nous aboutissions jamais, toujours en train de chercher, jamais en train de trouver, tel Sisyphe poussant une pierre au sommet d'une montagne qui retombe toujours dès qu'elle semble être sur son socle.


Euthyme


Socrate, je crois que tu m'as sauvé, en effet, comme je souhaitais l'être ! Mais, ne devrions-nous pas aller plus loin, car j'ai une autre intuition que je n'arrive pas à exprimer et que je souhaiterais te voir démontrer.


Philippès


Cessez d'utiliser Socrate comme cobaye pour vos idées et réfléchissez plutôt par vous-mêmes. Ne voyez-vous pas que vous acceptez tout ce qu'il dit ? Tous ses jugements, vous les acceptez sans les contredire...



Euthyme


Avoir pour maître un homme ou pour maître des envies, quelle est la différence ?


Socrate


Allons, mes amis, ne nous querellons pas. De toute façon, je n'essaie d'être le maître de personne, et j'ai plutôt horreur de cette idée. Moi même, je préfère être entièrement soumis à la loi de l'ignorance. Plutôt que de savoir et d'avoir raison sur tel ou tel objet, que l'objet en question se sache lui-même.

Puisque nous ne l'avons pas encore fait, il faudrait peut-être préciser, si cela est utile, que, bien qu'il soit possible de se rapprocher de la vérité, il est peu probable qu'il soit possible de l'atteindre. Si nous en étions conscients à chacune de nos discussions, nous ne jouerions pas le rôle de savants, mais d'ignorants. Des ignorants se bagarrent-ils pour savoir lequel ignore le plus ?


Euthyme


Certes non !


Philippès


Comment, toi, Socrate, tu n'estimes pas avoir découvert quelque vérité sur quelque sujet ?


Socrate


J'estime seulement croire en une vérité ou, du moins, croire que je m'en approche, sans qu'elle soit nécessairement juste. En tout cas, puisque mon point de vue est unique, j'ai le devoir de le défendre, fût-il faux, pourvu que je sois conscient qu'il ait une forte chance d'être faux. Qui donc, sinon moi, le ferait ? C'est donc grâce à deux qualités que je m'exprime : celle de chercheur de la vérité et celle de défenseur d'un point de vue. Et s'il n'a plus de valeur, je m'en sépare joyeusement à l'idée du nouveau.

Je ne souhaite être rien de «socratique» ou d'individuel. Il y a en moi comme en tout homme différentes parties dont l'une est constituée d'illusion, et l'autre de réalité. Ce qui nous préoccupe en ce moment, ce n'est pas ce que Socrate pense mais : quelle est la vérité ? Et il va de soi qu'elle n'est pas socratique.

Un milliard de vies ne suffiraient pas à décrire réellement une pierre, car il faudrait montrer comment chaque atome est disposé. Alors, concernant le plaisir ou tout autre sujet philosophique, lequel d'entre nous pourrait bien prétendre avoir raison ?


Eurythmos


En effet, cela me semble bien difficile ! Mais, Socrate, que veux-tu dire par : «Que l'objet en question se sache lui-même» ?


Socrate


Simplement, que chaque chose est ce qu'elle est et qu'il est inutile de lui superposer un jugement. Quiconque juge un phénomène le prive de nombreux aspects. Prétendre que telle chose possède telle ou telle qualité, c'est comme prétendre qu'elle n'en a pas une infinité d'autres. Si j'émets un jugement à un moment donné, annoncez-le et donnez-moi des coups de bâton !


Philippès


Un vieux renard rusé comme toi serait capable de convaincre le bâton de ne pas s'y soumettre !

Cependant, Socrate, si tu es sincère, pourquoi discutes-tu, puisque chacun de tes mots risque de tomber en travers de la vérité alors qu'il te suffirait, selon ta propre logique, de laisser chaque phénomène être ce qu'il est. N'est-ce pas, à chacune des paroles que tu prononces, un tribu pesant infligé à la vérité ?


Socrate


Peut-être as-tu raison. Néanmoins, aussi longtemps qu'il y aura des avis émis, j'espère être là, avec les miens, pour neutraliser ces avis en question. Et réciproquement, si j'ai des avis et qu'ils sont dangereux, au moins vous me faites la grâce d'y opposer les vôtres afin que l'effet final soit nul.

Personnellement, j'essaie de faire que mes propos ne soient pas des avis, mais des anti-avis. Si Socrate était seul au monde, il ne parlerait à personne ! Êtes-vous rassurés sur mes intentions ?


Philippès


Si cela te fait plaisir et pour ne pas perdre de temps, je dirai que oui.


Socrate


Dans ce cas je t'en remercie car nous pourrons découvrir l'intuition d'Euthyme et l'épreuve qu'il veut encore me faire passer. Allons, Euthyme, parle.


Euthyme


Ce que nous venons de dire prouve que le plaisir n'apporte pas le bonheur mais, au contraire, le malheur. Et il me semble que, lorsque nous parlons de bonheur, nous parlons nécessairement du bonheur de l'esprit. Il me semble donc que le plaisir est totalement contraire à l'esprit.


Socrate


Ce que tu dis, Euthyme, ne me semble pas faux. Et pourtant, j'aimerais y apporter une rectification. Si le bonheur concerne l'esprit, ce qu'a priori nous ignorons, cela ne peut être qu'indirectement.

De mon avis, le principal objet du bonheur est soi, et ce n'est rien d'autre. Or, il faut, pour savoir si le bonheur concerne ou ne concerne pas l'esprit, faire un examen de «soi». Quels seraient donc, d'après vous, les composants de «soi» ?


Odos


Il y a le corps, l'âme et l'esprit.


Socrate


Et peux-tu rappeler à l'intention de tous ce que nous avions dit à ce sujet sur la route qui nous conduisait ici ?


Odos


Oui, il me semble que nous avions défini l'esprit comme la chose qui contrôle et le corps comme la chose contrôlée ; mais nous n'avions pas défini l'âme.


Socrate


Certes. Il me semble important d'élucider cette question.


Philippès


Alors, peux-tu, Socrate, le faire pour nous ?


Socrate


Je vais, du moins, m'y essayer. Ainsi, je crois qu'on peut dire de l'âme qu'il s'agit simplement de «soi». Autrement dit, il s'agit du mélange de corps et d'esprit. Chacun dispose d'une âme différente dans la mesure où son corps ou son esprit, l'un des deux, est plus influençant que l'autre composant.

D'une personne qui a la qualité d'aimer son univers physique et ses sens, nous dirons qu'elle est projetée dans la matière, avec peu d'esprit. Je crois que son corps est livré à lui-même, à l'anarchie, c'est-à-dire aux envies. L'ingrédient principal de son âme est alors le corps.

À l'inverse, d'une personne qui a la qualité opposée, à savoir aimer l'absence plutôt que la présence physique ou sensuelle, nous dirons que l'ingrédient principal de son âme est l'esprit.

Cette tentative de définition plutôt sommaire de l'âme semble-t-elle correcte à chacun ?


Philippès


Oui.


Socrate


Il en résulte que le plaisir profite au corps et nuit à l'esprit. Mais il nous faut, je crois, rajouter quelque chose.


Philippès


Et quoi ?


Socrate


Que l'esprit est, en l'âme, le siège de la vie, puisqu'il contrôle, et, que le corps est le siège de la non-vie, puisqu'il ne contrôle rien. Aussi, comment ce qui ne vit pas pourrait-il éprouver du bonheur ou du malheur ?

Nous avions expliqué, Odos et moi, que nous ne pouvions être que l'esprit, car il serait absurde que nous soyons la proportion qui est commandée, et qu'une autre nous commande. Je crois que la véritable cause de notre conscience est ce pouvoir que nous exerçons, sans lequel nous ne serions pas.

Il en résulte que, plus la proportion d'esprit est élevée dans l'âme, et plus l'on éprouve le sentiment merveilleux d'être.

Or, si le plaisir est bien un mécanisme qui tente d'exercer son pouvoir sur l'âme en la faisant agir d'une certaine façon sans que l'esprit exerce sa fonction de décision, il faut conclure que, lors du plaisir ou de toute autre forme de domination inconsciente, l'esprit disparaît, et que nous disparaissons. Le plaisir serait donc contraire à l'esprit puisqu'il aliène, tandis que l'esprit libère.


Euthyme


Je crois, très cher Socrate, que tu as démontré ce que je croyais sans en avoir l'explication.


Socrate


Et sans le vouloir, cher Euthyme, cela nous a amenés, en plus d'une conclusion intéressante, à une transition qui me tire d'un bien grand embarras. Car je ne savais pas comment aborder le sujet de la liberté, depuis que j'avais promis à Eurythmos d'y revenir. J'ai bien cru pouvoir le faire à un moment mais nous sommes passés aussitôt à un autre sujet. Mais là, je crois que le moment est propice pour tâcher de comprendre quelle est la véritable nature de la liberté.

Aussi, je dois rappeler l'objet de cette promesse. Eurythmos en parlait à propos de la manière dont il fallait gouverner une cité. Que disais-tu exactement ?


Eurythmos


Je disais qu'il y avait autant de différentes idées du bonheur que d'hommes et que, pour cette raison, un gouvernement se devait d'être le plus libre possible, pour les laisser se réaliser toutes. Nous avions réfuté cette idée de gouvernement, alors pourquoi y reviens-tu ?


Socrate


Nous n'avions pas réfuté cette idée de liberté ! Mais, à la lueur de ce que nous avons dit, crois-tu qu'il s'agit de liberté lorsque l'on propose aux individus de faire ce qu'ils veulent ou bien, au contraire, de dépendance ? Crois-tu également que ce soit réellement ce qu'ils veulent ou bien ce que leurs envies veulent ?


Eurythmos


Et toi, que crois-tu ? Comment conçois-tu la liberté ?


Socrate


Personnellement, voici comme je la conçois : la liberté est le propre de ce qui ne dépend de rien. Elle suppose une multiplicité de choix, voire, si elle est totale, une infinité. Et parmi ces choix, aucun ne doit avoir une importance ou une valeur factorielle plus grande, sinon il n'y aurait aussitôt plus de liberté.


Eurythmos


Cette définition est aussi la mienne.


Socrate


Mais plus encore, la liberté est le propre de l'esprit. Car, puisque l'esprit est la décision, comment ne serait-il pas libre ? Sinon, aucune décision n'est possible puisqu'un seul choix ou une sélection de choix, décidés ailleurs par autre chose, nous sont suggérés. Or, si l'esprit perd la décision, ce qu'il est ni plus ni moins, il meurt.

À ce titre, il importait de faire une distinction entre les différentes parties de l'âme, afin que nous sachions laquelle nous sommes et si elle est réellement libre par rapport aux autres. Ainsi, dans le cas du plaisir, l'esprit n'est plus libre, puisque la décision de se procurer du plaisir est prise non pas par l'esprit, mais par l'envie. Il en va de même s'agissant des idées reçues ou d'autres conditionnements. Lorsque nous faisons un choix parti d'une idée qu'un autre ou que nous-mêmes avons eue sans explication, ce que nous faisons est entièrement conditionné par cette idée, et non par quelque esprit.

La conséquence de cela est, je le pense, celle-ci : le plaisir n'est pas la liberté, comme le croient la plupart en satisfaisant avec le moins d'obstacles possibles leurs envies, mais la dépendance à l'égard du corps. Le plaisir est donc contraire à l'esprit, puisqu'il n'est pas une décision de l'esprit. En effet, il n'est pas une décision de l'esprit puisqu'il n'est pas une décision.



Livre gratuit : l'auteur souhaite que ce livre soit gratuit et accessible pour tous, car la sagesse est inspirée gratuitement et anonymement par la divinité elle même. Vous pouvez l'imprimer et le diffuser autant que vous souhaitez. (Tous droits réservés Elie Béteille)